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La Chine est-elle (vraiment) capitaliste ? Par Rémy Herrera (in Cause commune La revue)

vendredi 24 décembre 2021, par Amitié entre les peuples

La Chine est-elle (vraiment) capitaliste ?
Par Rémy Herrera

Le système que connaît la Chine actuelle s’apparente à celui d’une économie « avec capitalistes, mais non capitaliste ». La présence de capitalistes dans une formation sociale donnée ne signifie pas, par ce fait, que celle-ci soit capitaliste.
Que dirait-on si le gouvernement français décidait, sous la pression populaire, la collectivisation de la propriété des sols, la nationalisation des infrastructures, la transformation en sociétés d’État des grandes entreprises industrielles, l’instauration d’une planification centrale, la reprise en mains de la monnaie et des grandes banques, le contrôle des conditions d’implantation des firmes étrangères sur le territoire national et, de surcroît, l’installation au sommet du pouvoir, pour superviser un État surpuissant, d’un parti communiste ? Dirait-on, sans paraître ridicule, que la France est capitaliste ? Certainement pas. Il est à parier que l’on entendrait parler de communisme, plus encore que de socialisme. C’est cependant, chose étrange, ce qualificatif de «  socialiste » qu’on se refuse à accoler au système en vigueur dans la Chine actuelle.
Pourquoi ? Serait-ce parce que ce sont de telles décisions qui ont permis à la Chine d’enregistrer depuis plusieurs décennies les plus forts taux de croissance au monde et, internationalement, de se hisser au rang de première puissance économique ? Serait-ce pour créditer le capitalisme de mérites qu’il n’a plus, et de succès qui ne lui reviennent pas ? Pour éviter de laisser entendre que le socialisme pourrait réussir ?

« La montée en puissance de la Chine oblige à repenser les raisons profondes du déclin des économies occidentales, comme celles de la déliquescence de leurs sociétés dont le sort se voit abandonné à la rapacité de la finance.  »
Le socialisme aux caractéristiques chinoises
Aujourd’hui, et depuis le début de la révolution, tous les secteurs que les autorités publiques chinoises considèrent comme étant stratégiques pour le développement de l’économie, le bien-être de la société, l’intérêt supérieur de la nation ou le rayonnement de l’image de leur pays sont placés, d’une façon ou d’une autre, sous la tutelle de l’État. Cela va, on l’a dit, de la propriété de la terre et des ressources naturelles à la monnaie et au système bancaire, en passant par les infrastructures, des pans énormes de l’industrie, l’éducation, la recherche ou, bien sûr, la défense. Dès lors, « oublier » le lien de cause à effet existant entre le fait que des activités si cruciales se trouvent toujours entre les mains des décideurs publics – et in fine entre celles des responsables du Parti communiste –, et les réussites éclatantes de la Chine populaire paraît relever, au mieux, d’une insuffisance du raisonnement logique, au pire, d’une volonté délibérée de dissimuler la vérité sous une chape de mensonges. La montée en puissance de la Chine oblige à repenser les raisons profondes du déclin des économies occidentales, comme celles de la déliquescence de leurs sociétés dont le sort se voit abandonné à la rapacité de la finance. Et il faudrait avoir perdu tout esprit critique, voire tout sens de la raison, pour ne pas voir l’échec du capitalisme.

« Si, par “projet communiste”, nous entendons une vision marxienne de l’abolition du salariat, d’un dépérissement de l’État et de l’auto-organisation des producteurs, alors pas plus en Chine que dans aucun autre pays “socialiste réellement existant”, il n’en a été véritablement question.  »
Mais que se cache-t-il sous l’appellation de « socialisme aux caractéristiques chinoises » ? Assurément pas du communisme, car si, par « projet communiste », nous entendons une vision marxienne de l’abolition du salariat, d’un dépérissement de l’État et de l’auto-organisation des producteurs, alors pas plus en Chine que dans aucun autre pays « socialiste réellement existant », il n’en a été véritablement question – ce, moins par choix idéologique que parce que la lutte du peuple en armes, pour sa survie, contre l’agressivité de l’impérialisme dut être permanente, et que la lutte des classes continua d’opérer dans la révolution, par-delà la prise du pouvoir d’État. Cela n’empêche qu’à la suite de près de trente années de guerre, au terme d’une radicalisation du processus révolutionnaire, un État s’est réinstitué en Chine et réclamé du communisme – en se distanciant progressivement du soviétisme.

Une économie « avec capitalistes, mais non capitaliste »

S’agit-il de capitalisme d’État ? Par les contradictions qu’ils véhiculent, ces termes permettent de resserrer la gamme des possibles entre les pôles extrêmes du capitalisme et du socialisme, mais laissent subsister du flou dans la définition d’un mélange des genres institutionnels unique au monde. Nous préférons écarter cette expression de «  capitalisme d’État » pour rendre compte de la situation chinoise, tout en admettant que l’expression est assez proche de sa réalité. Plutôt qu’à un capitalisme d’État, qui renvoie à la forme d’un « capitalisme sans capitalistes » – dont la tendance logique est d’évoluer vers un « capitalisme avec capitalistes », comme ce fut le cas de l’URSS –, le système que connaît la Chine actuelle s’apparente selon nous à celui d’une économie « avec capitalistes, mais non capitaliste ». La présence de capitalistes dans une formation sociale donnée ne signifie pas, par ce fait, que celle-ci soit capitaliste. Pas plus que l’existence d’un gouvernement se revendiquant du « socialisme du XXIe siècle » ne sera la garantie que son économie devienne effectivement socialiste, aussi longtemps que ne seront pas engagées les transformations de structures indispensables pour que ce soit le cas.
Car, au fond, l’expérience chinoise montre ceci : dans le cadre d’un processus révolutionnaire victorieux ayant été capable de se doter d’un parti communiste puissant et organisé, supervisant un État solide, efficace, dévoué au renforcement de l’indépendance nationale et à la satisfaction du bien-être de la population, et légitimé par les retombées d’une croissance du PIB dynamique, le pouvoir économique et le pouvoir politique peuvent ne pas coïncider ; les représentants de l’un ou de l’autre peuvent ne pas correspondre exactement ; et, finalement, les possesseurs du premier peuvent être maintenus sous la tutelle étroite des détenteurs du second.
En d’autres termes, une expropriation politique (quasi) totale de la bourgeoisie n’implique pas nécessairement l’expropriation de l’intégralité de son capital économique, dès lors que le parti reste encore en mesure d’empêcher la reconstitution des diverses composantes bourgeoises en classe dominante – dans l’État. L’adhésion de capitalistes au PCC démontre que ces derniers ont compris cette situation complexe et ses enjeux  ; de même que l’intensification actuelle des campagnes de lutte contre la corruption à l’échelle nationale traduit, dans une certaine mesure, une volonté affirmée du leadership politique de faire barrage à leur possible alliance avec le grand capital étranger, et spécialement avec la haute finance globalisée.

Garder le contrôle politique

L’objectif du PCC n’est pas de tout s’approprier économiquement, mais de garder le contrôle politique sur tout. La coexistence des activités publiques et privées, stimulées les unes et les autres dans le cadre d’un système hybride, est le moyen qui a été choisi pour développer au maximum les forces productives du pays – y compris en attirant des capitaux étrangers et en important des technologies avancées – et donc son niveau de développement, dans le but affiché de mener à bien l’effort d’amélioration des conditions de vie de la population et non pas d’abandonner le socialisme, mais d’approfondir le processus de transition socialiste qui a débuté en 1949. Car la Chine, paradoxalement, reste encore un pays en développement. Ce processus sera long, difficile, débordant de contradictions et de risques. Sa trajectoire demeure largement indéterminée. Pourtant, la persistance dans ce système de nombreux traits distincts du capitalisme et relevant, selon nous, de la mise en œuvre d’un projet socialiste, et d’éléments porteurs de potentialités d’une puissante réactivation de celui-ci, incite à recommander de prendre au sérieux la conception d’un « socialisme de marché aux caractéristiques chinoises ». Même si, répétons-le, l’issue d’une telle transition est incertaine.

Rémy Herrera est économiste. Il est directeur de recherche au CNRS.

Pour plus de détails sur l’argumentation développée dans cet article, lire : Rémy Herrera et Zhiming Long, La Chine est-elle capitaliste ?, Éditions Critiques, 2019.

Cause commune n° 22 • mars/avril 2021

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