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LES FONCTIONNAIRES SONT PRODUCTIFS. Ras-le-bol des âneries ! JM Harribey

lundi 3 février 2014, par Amitié entre les peuples

LES FONCTIONNAIRES SONT PRODUCTIFS.
Ras-le-bol des âneries !

Jean-Marie HARRIBEY Conseil scientifique ATTAC France

La propagande anti-impôt bat son plein : après les hors-d’œuvre des pigeons et des poussins l’an dernier, et des plumés depuis quelques semaines, voici le temps de l’idéologie pure, sans fard et sans masque : ras-le-bol fiscal, nous matraque-t-on vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il ne manquait plus que le shutdown américain pour faire éclore le nouveau concept de « fonctionnaires non essentiels » pour alimenter ici le poujadisme, là-bas le tea-partysme. Face à cette offensive qui vise à détricoter par tous les bouts le manteau collectif qui protège la société, tous les intellectuels dignes de ce nom devraient joindre leurs forces pour expliquer que les travailleurs dans les services non marchands sont productifs.

Cela fait maintenant une vingtaine d’années que je propose la démonstration suivante (aujourd’hui, foin de mégotages et d’entre-deux, je dis bien « démonstration »). Les travailleurs employés dans les services non marchands et qui fournissent éducation publique, santé publique, services municipaux, services dans les associations à but non lucratif, etc., produisent des choses utiles que l’on peut qualifier de valeurs d’usage. Mais ils produisent aussi de la valeur économique, qui est monétaire bien que non marchande, et qui n’est pas un prélèvement sur la production marchande.

Là commence la démonstration. Elle se situe strictement sur le plan de la logique. La part du non marchand par rapport au marchand dans la production totale augmente tendanciellement grosso modo depuis la Seconde Guerre mondiale. Raisonnons comme si la tendance se poursuivait jusqu’à faire tendre la proportion du non marchand vers 1, c’est-à-dire 100 %, et donc faire tendre celle du marchand vers 0. On démontre donc que l’idée même qu’une part déclinante puisse financer une part croissante est un non-sens.

Que faut-il en déduire ou comment raisonner correctement ? Lesdits prélèvements obligatoires sont effectués sur un PIB déjà augmenté du fruit de l’activité non marchande et non pas sur le seul produit marchand.

Il en résulte :

1) Les travailleurs des services non marchands produisent par leur activité le revenu qui les rémunère. Les salaires de la fonction publique (État, collectivité territoriale, Sécurité sociale) ne sont pas prélevés sur les travailleurs de la sphère capitaliste. Et ce de la même façon que ces derniers produisent aussi les (maigres) salaires qu’ils reçoivent, qu’il ne faut pas voir comme un prélèvement sur les consommateurs, bien que les dépenses d’achats de consommation retournent dans les entreprises.

2) Les impôts et cotisations sociales sont le prix collectif, socialisé, des services non marchands. Ils jouent le même rôle que les prix des marchandises achetées et payées individuellement. La différence est que, dans un cas, la validation de l’existence et du paiement collectif de services non marchands passe par une décision politique collective démocratique (il existe des besoins sociaux à satisfaire), et que, dans l’autre cas, la validation sociale passe par le marché (il existe des besoins solvables, bien que tous ne le soient pas).

3) On doit se débarrasser de la formule ambiguë et donc fausse : « les impôts financent les dépenses publiques ». En effet, elle entretient la confusion entre financement et paiement. Le financement de la production est, par définition, en amont de celle-ci, le paiement est postérieur à celle-ci. La parallèle avec ce qu’il se passe dans le secteur marchand permet de le comprendre : les entreprises anticipant des débouchés investissent et embauchent en finançant cela grâce à leurs fonds propres ou à des emprunts, la vente validant ces anticipations par le biais du paiement par les acheteurs des marchandises. Les administrations publiques anticipant des besoins collectifs investissent et embauchent, et pour cela elles ont besoin d’avoir accès à un financement des investissements publics dont on verra les retombées s’étaler sur des années et des décennies, l’impôt venant en payer la correspondance chaque année. Si le gouvernement est élu démocratiquement, la décision de faire produire des services non marchands est concomitante de celle de prélever l’impôt. Mais cette concomitance ne doit pas obscurcir la différence conceptuelle et logique entre financement et paiement.

4) Ce qu’ont très bien compris les idéologues au service de la marchandisation de toute l’économie, c’est que les ressources humaines et matérielles que la société décide de consacrer à la sphère non marchande ne sont plus disponibles pour aller augmenter la sphère où s’accumule le capital. Ainsi, les travailleurs des services non marchands ne sont pas productifs de plus-value pour le capital mais ils sont productifs de valeurs d’usage ainsi que de valeur pour la collectivité. CQFD. D’où les glapissements incessants des économistes libéraux après les dépenses publiques, les impôts, les « charges sociales », etc.

5) Dit en termes les plus simples possibles, on n’a pas besoin de producteurs de bagnoles pour produire de l’éducation publique. Il suffit d’une décision consentie par la population et d’avoir la force de travail et les ressources matérielles disponibles.

Je conçois que tout ce qui précède suppose d’avoir mené une réflexion sur ce qu’est la richesse et sur ce qu’est la valeur. Pour ne pas lasser le lecteur, je ne vais pas redire cela aujourd’hui mais il pourra se reporter aux nombreux textes précédents qui donnent un aperçu de mon dernier livre surLa richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste (LLL, 2013), qui tente de faire le point sur cette question qui hante la pensée économique depuis ses origines, et sur laquelle l’impasse totale est faite dans l’enseignement, la recherche et même dans les cercles qualifiés d’hétérodoxes.

Alors les petits gars d’Alter éco, qu’attendez-vous pour vous bouger sur l’économie politique, le travail, la richesse qui ne se réduit pas à la valeur, la valeur qui ne se réduit pas à la valeur marchande ? C’est sûr, il y a un risque, ce pouilleux de Marx va refaire surface. Mais, rassurez-vous, il ne manquera pas d’anciens pour veiller au grain et éviter d’en faire trop.

Alors les gros bras des Économistes atterrés, qu’attendez-vous pour faire un peu de théorie fondamentale et ne pas en rester au livre du grand maître de 1936, tout en oubliant ses petites perspectives de 1930 ? Ses petits-enfants, c’est vous, c’est nous.

Alors les petits jeunots d’Attac (15 ans, c’est encore jeune) et les vieux sages philosophes de FAIR, qu’attendez-vous pour sortir des enfantillages sur le PIB qui comprend entre un quart et un tiers de PIB non marchand ?

Alors les marxistes traditionnels, qu’attendez-vous pour lire une fois Marx et comprendre que quand il définit le Capital au début de son livre, il en définit le modèle le plus abstrait, le plus pur, et que, donc, seul le travail générant une plus-value est, à juste titre, déclaré productif, mais que cela ne vaut pas pour analyser dans sa totalité une société concrète dans laquelle les formes de la mise en œuvre de la force de travail sont plurielles ?

Allez, Christophe, on ne lâche rien. Ras-le-bol des âneries. Place à la théorie fondamentale.[1]

[1] Je dois dire que j’ai été particulièrement ému hier soir, 4 octobre 2013, en regardant « Ce soir ou jamais » et en entendant Christophe Ramaux dire à toute vitesse, parce que malheureusement on ne peut pas faire autrement dans ce type d’émission, exactement ce que je rame à expliquer depuis maintenant vingt ans sur le travail productif dans la sphère non marchande, et dont il a intégré l’immense portée pour légitimer « l’État social » dans son propre travail théorique.

http://alternatives-economiques.fr/blogs/harribey/2013/10/05/les-fonctionnaires-sont-productifs-ras-le-bol-des-aneries/