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LA VIOLENCE SYMBOLIQUE « PSYCHOLOGIQUE » DU NEO-LIBERALISME - O Labouret

samedi 7 juillet 2018, par Amitié entre les peuples

LA VIOLENCE SYMBOLIQUE « PSYCHOLOGIQUE » DU NEO-LIBERALISME

Par Olivier Labouret (décédé en 2017)

Ci-dessous son chapitre du livre
« ETRE HUMAIN EN SYSTEME CAPITALISTE - L’impact psychologique du néolibéralisme »
auteurs : Thierry Brugvin (dir), Samuel Chaîneau, Sébastien Hernandez, Olivier Labouret, Gérard Weil

http://www.yvesmichel.org/product-page/societe-civile/etre-humain-en-regime-capitaliste/

ATTENTION : Ce texte posté ici, en son honneur, est sans note de bas de page et il n’est peut-être pas exactement le même que celui finalement publié.

http://amitie-entre-les-peuples.org/LA-VIOLENCE-SYMBOLIQUE-PSYCHOLOGIQUE-DU-NEO-LIBERALISME-O-Labouret

XXX

9 novembre 1989 : le mur de Berlin est abattu. Voilà le modèle capitaliste sans alternative, et l’on peut dès lors prédire sans vergogne la fin de l’Histoire. C’est que la révolution conservatrice avait déjà triomphé les années précédentes, sous Thatcher et Reagan, imposant un système de société où la privatisation de l’économie et de l’existence individuelle vont de pair. Il n’y a pas d’alternative, assénait ainsi la dame de fer, et l’essentiel de la révolution conservatrice se gagne dans les âmes. En France, les derniers soubresauts de l’idéal socialiste cessent en 1983, avec le ralliement à la rigueur et le coup d’arrêt aux nationalisations. Inspiratrices de ce modèle envieux mais illusoire de libération de toute contrainte sociale et d’enrichissement sans limite, les méthodes ultra-libérales prônées par l’école de Chicago dès les années 70, Milton Friedman reprenant Friedrich von Hayek, peuvent désormais s’appliquer dans le monde entier. Comme l’entérine cette même année 1989 le consensus de Washington édicté par John Williamson, l’intervention de l’Etat se limitera à l’avenir à promouvoir le libre marché dans toutes les sphères de la société.
Le tournant terroriste du vingt-et-unième siècle détourne un instant la course glorieuse vers ce salut économique d’une humanité enfin libérée de toute contingence : les attentats du World trade center font croire sur le moment à une dernière croisade à mener par l’occident, contre le péril islamiste cette fois. Poudre aux yeux : cette prétendue guerre de civilisation sera surtout le prétexte à un durcissement autoritaire sans précédent des « démocraties » occidentales. Une avalanche de lois répressives et l’inflation du discours sécuritaire tentent dès lors d’éradiquer le seul danger véritable qui subsiste pour le capitalisme globalisé : l’ennemi intérieur.

Vingt ans après la chute du mur de Berlin, d’autres barrières s’érigent entre les états riches et pauvres, tentant de contenir les flux de population que le libre-échange illimité a générés lui-même, en mondialisant le mirage de l’argent facile. Mais de nouveaux murs se dressent également insidieusement entre les individus, et même à l’intérieur d’eux-mêmes… Les inégalités croissantes, l’exclusion et le chômage de masse, l’opulence indécente affichée par les plus riches, les plus chanceux à la grande loterie médiatico-financière, attisent une violence de plus en plus débordante. Car la crise économique dans laquelle s’enfonce l’Europe, dont les plans d’austérité drastiques visent à sauver un système bancaire planant au dessus des mortels, exacerbe le sentiment de révolte, mais aussi le désespoir et le repli xénophobe de franges de plus en plus larges de l’opinion. Le laisser-faire économique se paye d’une main de fer politique : l’Etat social n’existe plus, seul demeure l’Etat pénal, dont on va voir qu’il est aussi un Etat de conditionnement comportemental.
D’abord ministre de l’intérieur puis chef de l’Etat français, Nicolas Sarkozy est en six ans le principal responsable de cette destruction sociale provoquée en toute connaissance de cause par le néo-libéralisme à la française. Du nettoyage des banlieues au Karcher en 2005 à la « guerre contre les délinquants » de l’été 2010, de la glorification de l’identité nationale à la discrimination anti-constitutionnelle à l’encontre des français d’origine étrangère, de l’invention de terroristes islamistes à celle de l’ultra-gauche : à chaque fait divers répondent les rodomontades martiales d’un président hyperactif et de sa cour de ministres serviles. Chacun de leurs discours entraîne dans son sillage une succession de lois durcissant la répression contre les jeunes, les étrangers, les pauvres, les malades, les fous, les délinquants, les déviants… et finalement tout ce que la société compte de gêneurs, de gens à empêcher de nuire, à rejeter, sinon à éliminer. Prévention de la délinquance, lois contre la récidive, contre les bandes organisées, de rétention de sûreté, d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPPSI II) ; durcissement de la justice des mineurs, du droit des étrangers : ce tourbillon législatif vise à assommer l’opinion publique, et la justice elle-même, incapable de suivre et donc de plus en plus expéditive. Tandis que les technologies policières ne cessent de se raffiner : multiplication des gardes à vue, des délits d’outrage et de rébellion, usage traumatisant voire mortel des flash-balls et tasers, banalisation de la répression quotidienne et même des rafles d’envergure, de l’usage de drones ou encore de brigades de policiers-casseurs lors des manifestations…

Cette avalanche de lois sécuritaires, cette répression croissante, cette stigmatisation de catégories entières n’ont pas d’autre finalité que de faire peur, et d’induire le renfermement, le découragement, la défaite - en un mot : la dépression. En réalité, nous sommes face à une vaste entreprise de propagande sécuritaire, une politique de la peur qui a pour objectif d’annihiler toute capacité de résistance sociale, face aux réformes lourdes, planifiées, accélérées, de privatisation et de marchandisation de la société qui peuvent ainsi plus facilement passer. Par l’artifice de cette diversion sécuritaire, par ce déni symbolique de la violence anti-sociale qui le sous-tend, ce passage en force s’effectue presque insidieusement, sinon rationnellement, naturellement, psychologiquement.

Vingt ans après la chute du mur de Berlin, c’est tout le modèle social français, héritage de la résistance antifasciste, qui est en voie d’être détruit violemment par ce gouvernement. Aux ordres du « président des riches », chantre décomplexé de la jouissance individuelle apportée par le pouvoir et par l’argent, il ne fait jamais qu’appliquer les prescriptions ultra-libérales du Medef, le lobby de l’oligarchie industrielle et financière. On connaît la déclaration d’une insigne arrogance de Denis Kessler, numéro deux du Medef et grand ami du président du Fonds monétaire international, en 2007 : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la résistance (CNR). (…) Il est grand temps de le réformer, et le gouvernement s’y emploie. Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance inégale et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la sécurité sociale, paritarisme... A y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du CNR ! »
Quel est ce contre-modèle de société qui est en train de tout détruire sur son passage, et à quelles fins ? Quelles sont les méthodes de persuasion politico-économiques plus ou moins occultes par lesquelles s’opère cette destruction ? Quels en sont les effets concrets sur les individus, autrement dit les mécanismes psychologiques, pouvant expliquer pourquoi les oppositions à cette destruction semblent inopérantes ? A partir de cette prise de conscience, quelles alternatives individuelles et sociales, quelles résistances psychopolitiques peuvent-elles être esquissées ?

La déculturation néolibérale

Toute société est constituée de systèmes symboliques, chargés de donner du sens, de réguler la violence et d’assurer la cohésion de l’ensemble. En démocratie, l’Etat est l’émanation de la société, et donc l’instrument légitime de la violence symbolique, dans la mesure où celle-ci est limitée car clairement reconnue comme telle par un ensemble de lois et de pratiques sociales normées. Avant l’avènement d’une démocratie si fragile, en France plus particulièrement, la religion a constitué ce modèle symbolique électif, avant d’être détrônée, après la révolution, par cette nouvelle religion de l’humanité dont Auguste Comte fut le prophète : le scientisme positiviste, autrement dit la croyance en un progrès techno-scientifique constant et infaillible. Ce dernier système de croyances a été à l’origine d’avancées considérables, notamment dans le domaine de la santé et du confort domestique, mais aussi de régressions tragiques, si l’on se réfère aux moyens de destruction employés durant les conflits mondiaux du siècle passé, ou encore aux dégradations écologiques irréversibles engendrées par le productivisme industriel. Et puis le positivisme a aussi partie liée avec ses perversions, le symbolique avec le diabolique : le dix-neuvième siècle verra l’avènement de l’évolutionnisme social, qui prône la sélection des plus aptes (avec Spencer, et Gobineau pour sa version raciste), et de l’eugénisme, qui vise l’amélioration de la race par l’élimination des mauvais (avec Galton, et en France Carrel et Richet). Ces thèses marqueront on le sait la première moitié du vingtième siècle, mais font encore retour aujourd’hui, où il serait loisible de montrer qu’elles inspirent directement la propagande au pouvoir.

A quelque chose malheur est bon : les conflits mondiaux en question, avec l’heureuse victoire sur la barbarie nazie, ont été l’occasion de repenser les grands équilibres moraux et sociaux, et de juguler pour un temps le danger totalitaire. Avant même la fin de la seconde guerre mondiale, le CNR établit le programme politique que la France, pourtant exsangue, appliquera après la Libération. La démocratie économique et sociale est restaurée, les droits du travail et de l’éducation affirmés, la protection sociale et la liberté de la presse garanties. Les banques, les biens publics et l’exploitation des ressources naturelles sont nationalisés. Les « trente glorieuses » verront ce modèle social s’épanouir voire se reposer sur ses lauriers, avant le réveil brutal de la première crise pétrolière : la société est alors confrontée à ses limites, les idées devront remplacer le pétrole.

Après mai 68, et surtout avec la blitzkrieg menée depuis plus de vingt ans par le néolibéralisme, cette évolution paradoxale s’est renforcée immodérément. Libertin, libertaire et libéral ont pour l’individu un avant-goût commun de liberté, comme le Canada dry rappelle l’alcool. L’exigence de jouissance trouve à s’épancher dans l’hyperconsommation, que l’offre du marché développe désormais sans frein. Mais la frustration est consubstantielle de cette aspiration au « toujours plus », comme le manque oblige à boire. « Après moi le déluge » : c’est avec la prise de conscience terrifiante, et dans le même mouvement son déni psychologique de masse, de la finitude et de l’impossibilité de continuer à vivre selon ce mode de vie dispendieux, que l’homme et la femme de la fin du vingtième siècle s’abandonnent à la lascivité addictive. Puisque le pire doit arriver, que chaque jour qui passe rend la catastrophe écologique planétaire plus probable, profitons-en maintenant, et tant pis pour les autres, tant pis pour les générations futures. Cercle vicieux qui se referme chaque jour davantage. La fuite en avant néo-libérale est indissociablement une fuite psychologique : les mécanismes symboliques du déni (ça n’est pas vrai, ça n’arrivera pas) et de la projection (c’est la faute des autres, du système) sont exactement les mêmes, chez un nombre écrasant de nos semblables comme pour le système de domination économique qui les asservit (la croissance économique doit se poursuivre, à condition que nul ne l’entrave). La pensée néolibérale, la jouissance des dominants de ce monde qui entraînent celui-ci vers l’abîme, est une pensée du chaos, une folie autodestructrice.
Parce que historiquement, culturellement, le néolibéralisme ne peut pas être séparé de cette illusion narcissique d’une « jouissance à tout prix », dont les psychanalystes comme les phénoménologues savent bien qu’elle ne trouverait sa réalisation effective qu’au moment de la mort ! Car c’est la soustraction de jouissance, ce manque à être fondamental de l’être humain que tente d’éluder, de supprimer vainement, jusqu’au bout, le fétichisme de la marchandise, la possession matérielle, comme métaphore de la possession phallique. Dominer l’autre, posséder plus, comme vaine tentative de suturer la plaie ouverte au cœur de la condition humaine, pourtant constitutive du désir et de toute vie sociale (celle-ci étant donc fondamentalement dépressive, comme le souligne Roberto Esposito). De fait, le néolibéralisme est basé sur la compétition effrénée entre les hommes, la société se résumant depuis Adam Smith, le père de la pensée libérale, à être une somme d’individus égoïstes uniquement motivés par leur intérêt, en compétition les uns avec les autres. On perçoit bien dans une telle conception, que la course à l’enrichissement individuel est une perversion narcissique de la saine existence sociale. Cette analyse est d’ailleurs centrale chez de nombreux auteurs, qui perçoivent le lien dialectique entre psychologie et économie, pathologie narcissique et néolibéralisme. Dany-Robert Dufour, en particulier, a montré la parenté qui existe entre les conceptions d’Adam Smith et celles du marquis de Sade, ainsi que la parenté historique entre le marketing et une conception objectale dévoyée, comportementaliste, de la psychanalyse. La propagande marchande a en effet été élaborée aux Etats-Unis par le neveu de Freud, Bernays, pour lequel elle vise sciemment à exciter les désirs érotiques. Et ce n’est pas un hasard si cette méthode psychologique de persuasion est strictement contemporaine de la crise économique de 1929 ! La cité perverse, c’est ce système néolibéral devenu universel dans lequel ne compte que la satisfaction pulsionnelle égoïste, au détriment de toute considération altruiste. Christopher Lasch avait déjà perçu, il y a trente ans, ce basculement de l’humanité vers la culture du narcissisme.

Ce que le programme du CNR avait mis en exergue, le pacte social né du traumatisme de la seconde guerre mondiale, c’était la solidarité, le vivre ensemble, le bien commun comme valeur supérieure à toute existence digne de ce nom. Et c’est ce que le néolibéralisme va sciemment chercher à exterminer, dans sa course ultime à l’accumulation, sans même apparemment se rendre compte, déni de réalité valant aveu de culpabilité, qu’il est en train de brûler les dernières ressources disponibles, les seules vraies richesses terrestres. Cette destruction s’apparente à une complète déculturation : l’abandon de toute valeur humaine, de toute (inter)subjectivité au seul profit de l’objet. Quels sont les principaux symptômes de ce processus de déculturation ?

C’est la casse délibérée de tout ce qui est public et de tout ce qui est gratuit, ou du moins de tout ce qui est d’un accès garanti et égal pour tous. Dans l’ensemble des domaines de la société, du haut des institutions de l’Etat jusqu’à la dernière des cellules familiales, de la plus grande multinationale jusqu’à la plus fragile des existences, un seul mot d’ordre : la concurrence pour tous et le profit pour chacun. Cette privatisation destructrice (dans ses deux sens, économique et individualiste « psychologique ») concerne l’ensemble des services publics, qui tenaient les biens communs à l’écart des appétits marchands : services publics de l’électricité, de la poste, de la santé, de l’éducation. Les associations à but théoriquement non lucratif, les institutions judiciaire et policière sont également concernées par cette course permanente aux chiffres, exigence de rentabilité dont dépendent les budgets. Même l’armée, transformée en représentant de commerce de l’industrie d’armement nationale ! Tandis que l’Etat partout se désengage, contractant les moyens et transférant les charges aux collectivités territoriales. Individuellement, nous le verrons, cette destruction de toute valeur commune se cache sous le discours pseudo-rationnel de la responsabilisation, de l’auto-évaluation pour améliorer sans cesse son efficience : désymbolisation individualiste « psychologique » conforme à l’idéologie comportementaliste conquérante, et profondément destructrice de la subjectivité même. Se soumettre ou se démettre : there is no alternative, comme aurait dit Thatcher. « Combattre ou fuir » : voilà le choix schizophrénique énoncé par la psychiatrie militaire, qui suggère, puisqu’on ne peut pas déserter sans y risquer sa vie, une porte de sortie symbolique : pour sortir du rang - voire pour guérir, paradoxalement -, on peut toujours se faire passer pour malade… Mais cela ne laisse jamais indemne. Se soumettre, accepter les règles d’un jeu social pourtant absurde, se battre pour améliorer son « train de vie » : emballement insensé, vaine et harassante fuite en avant, qui ne s’arrêtera probablement que dans le mur…

Dans le monde de l’éducation, cette déculturation est particulièrement frappante. L’accueil de la petite enfance est privatisé, tandis que dès la maternelle, se multiplient les évaluations et le remplissage d’échelles de comportement, auxquelles l’instituteur est obligé de se plier, sous peine de sanction. Ces évaluations comportementales ont clairement un but de dépistage et de stigmatisation de tout « trouble », tout retard ou tout écart, visant à inscrire l’élève dans un parcours prédéterminé, qui le suivra toute sa vie avec la mise en place annoncée du « livret de compétences ». Le fichage informatique se généralise en effet, aux limites de la légalité, puisque les risques d’interconnexion, accrédités par l’interpellation d’enfants d’étrangers en situation irrégulière, n’ont pas été supprimés malgré le rapport du Comité des droits de l’enfant de l’Organisation des nations unies en juin 2009 et le jugement du Conseil d’Etat de juin 2010. Comme en primaire et au collège, la réforme des lycées privilégie clairement l’apprentissage « technique » instrumental et utilitaire (d’inspiration comportementaliste là encore), au détriment des matières réflexives manifestement délaissées, comme le français, l’histoire ou la philosophie. La réforme des études d’économie est du même acabit : ce serait une matière purement scientifique, dont les incidences politiques et historiques doivent être définitivement gommées. L’enseignement supérieur n’échappe pas à ce remplacement général des valeurs éducatives de solidarité et d’entraide, par des valeurs marchandes et compétitives. Le processus de Bologne concrétise en effet cette standardisation européenne que la loi de « responsabilisation » des universités (LRU) applique désormais en France : elle consacre l’avènement d’un grand marché européen de la connaissance, de l’éducation et de la recherche, dans lequel chacun devra, c’est désormais de sa seule responsabilité, apprendre avant tout à se vendre au plus offrant. La connaissance ne vaut plus rien d’autre que ce qu’elle va rapporter : voici venue la très officielle « économie de la connaissance », autrement dit la subordination totale des apprentissages et des savoirs à une logique financière, l’ouverture des facultés aux financements privés, la course aux résultats et aux brevets. Vive la sélection (naturelle) des « meilleurs », et malheur aux vaincus ! Combattre ou fuir… Marche ou crève ?

Dans le monde de la santé, le processus est exactement le même. La nouvelle gouvernance hospitalière, avec la tarification des soins à l’activité et la « responsabilisation » des médecins, transformés en gestionnaires de moyens comptables de chacun de leurs actes, avait dès 2005 subordonné la médecine hospitalière publique à une exigence de rentabilité immédiate… Avec la loi Bachelot de 2009, cette subordination connaît un tour de vis supplémentaire, puisque le directeur devient le seul patron de l’hôpital, avec un pouvoir de nomination et de suspension des personnels quasi-illimité. De ce fait, l’indépendance déontologique des médecins disparaît totalement, d’autant plus qu’ils vont être rémunérés et sanctionnés en fonction de leur activité, réelle ou (de plus en plus) « trafiquée », qu’ils sont censés fournir - sans que cette activité rentable soit nécessairement justifiée par des considérations de santé publique. Cette médecine de l’efficience et de l’excellence en est donc réduite à contracter elle aussi ses médiocres moyens, avec la concentration territoriale des plateaux techniques, la fermeture des services de proximité insuffisamment productifs, l’augmentation du coût du « reste à charge » pour les patients, dont les plus pauvres ne peuvent plus se soigner.

En psychiatrie, cette mutation marchande du système de soins est comme nous le verrons particulièrement inquiétante, puisqu’elle supprime tout contre-pouvoir à l’arbitraire administratif, avec les conséquences répressives que cela va entraîner pour des patients assimilés de plus en plus à de dangereux fauteurs de troubles, comme le confirme la réforme liberticide de la loi de 1990 sur les soins sans consentement. La diminution des moyens sanitaires, l’augmentation du contrôle gestionnaire et sécuritaire pesant sur les soignants, l’aggravation de la violence sociale découlant de la profonde déstructuration culturelle en jeu, tout cela entérine une mutation rapide de la pratique psychiatrique : de l’analyse critique et thérapeutique de l’institution et des phénomènes inconscients vers un pragmatisme comportementaliste obligeant les patients, et l’ensemble de la société derrière eux, à s’adapter coûte que coûte. La légalisation de l’euthanasie en cas de « souffrance psychique insupportable » vient certes d’être rejetée par le Sénat, mais pour combien de temps ? Du fait de la restriction de l’accès aux soins et de l’augmentation de la pression professionnelle et économique, on assiste de toute façon à une augmentation alarmante de fréquence des suicides, largement occultée par l’artifice de leur psychiatrisation individuelle et leur camouflage en morts naturelles ou accidentelles. On voit ainsi comment, avec l’exigence du développement techno-économique de la médecine marchande, se développe surtout une médecine d’élimination… Faudrait-il défaire le programme de la résistance, jusqu’au point de revenir au temps de l’eugénisme national-socialiste ?

Cette déculturation individualiste et sélective de masse, où l’argent devient l’unique mesure de toute chose, intéresse également les « industries culturelles », qui ont totalement perverti la création artistique. Celle-ci réclamait la gratuité, l’authenticité ; elle contenait l’émotion pure, la négativité, la souffrance indicible de l’existence… Dorénavant, le produit culturel doit être pure positivité, objet standardisé prêt à consommer. Il faut avoir lu le dernier roman, vu le dernier film, acheté le dernier accessoire vestimentaire ou technique de marque. La mode à la place du monde… La propagande publicitaire et médiatique de masse fait intérioriser tout ce système de valeurs qui, sous une apparente facilitation de la communication sociale, altère en fait gravement le rapport à soi-même et aux autres, ainsi que le rapport à l’espace et au temps, dans une recherche illusoire de l’utilité immédiate, d’une instrumentalisation du réel ici et maintenant. La nouvelle société du spectacle revêt alors la forme d’une gadgétisation, d’une eurodysnéisation du monde, qui se trouve réduit magiquement à être un prolongement de ma seule volonté, de mon seul désir égocentrique. La télévision est le principal support captivant de cette propagande indissolublement consumériste et narcissique, promettant le bonheur obligatoire (auto)hypnotique, et permettant de zapper toute contrariété, toute altérité. Ainsi se propage une sous-culture people et « bling-bling » vouée à la performance et à la séduction individuelles, au culte du corps et de l’argent. La société-écran télévisuelle est cependant en voie d’être supplantée par l’extraordinaire succès des nouvelles technologies numériques et de leurs fonctionnalités toujours plus intrusives, telles que Facebook ou les multiples distractions offertes par les derniers téléphones cellulaires, smart-phones et autres ipads.

Il est essentiel de comprendre comment se produit concrètement cette déculturation néolibérale à la fois massive et individualiste, cette convergence d’intérêts entre consommation marchande et plaisir hédoniste, ce même mouvement de fuite accélérée entre la réalisation du désir égoïste et l’accroissement productiviste… Bref comment la logique du profit et de la concurrence fait coïncider historiquement l’idéal marchand avec l’idéal techno-scientiste et avec l’idéal narcissique. A l’image du star système et de la télé-réalité, elle fait de chacun d’entre nous une vedette imaginaire, mais il n’y aura pas de lendemain qui chante…

Prenons l’exemple des jeux vidéo : leur naissance n’est-elle pas contemporaine de celle du néolibéralisme ? A partir des années 80, une concurrence se fait jour entre Nintendo et Sony qui sortent tour à tour leur console télévisuelle, bientôt rejoints par Microsoft. Trente ans après, Nintendo tient toujours la corde dans cette course caractérisée par le progrès technique vers de plus en plus de réalisme, du scénario et du graphisme aux manettes gyroscopiques, qui seront à l’avenir rendues inutiles par une caméra « lisant » les mouvements du corps. Trois caractéristiques parallèles définissent cette course : l’accélération des progrès techniques et du timing pour réaliser à temps une console plus performante que l’adversaire, l’augmentation des profits réalisés (c’est un marché extensif de cinquante milliards de dollars aujourd’hui), enfin le désir individuel de masse croissant auquel répondent ces jeux vidéo, puisque leur obsolescence rend de plus en plus vite impérieux leur remplacement (vingt millions de consoles télé et de jeux portables dernier modèle vendues par Nintendo en 2009 aux Etats-Unis). On voit ici typiquement à l’œuvre le phénomène de convergence énoncé plus haut : pour que le progrès technique et la production poursuivent leur croissance, il faut nécessairement qu’un nombre grandissant de personnes soit attiré, fasciné, ait le désir d’acheter ces consoles de jeux. Autrement dit, il faut que la virtualisation de l’existence, ces jeux étant plus vrais que le réel, ait pris le pas sur la triste réalité vécue. Il faut que l’existence normale soit devenue tellement terne et frustrante que la seule possibilité de se réaliser soit dans l’accomplissement du joueur. Paradis artificiel, pur objet de jouissance : le jeu vidéo est typiquement devenu un phénomène addictif de masse, et c’est toute une propagande techno-scientiste, médiatico-publicitaire et narcissique qui permet de l’ériger comme tel, marchandise-fétiche de l’imaginaire appauvri contemporain, de la déréalisation du monde et de la démoralisation des esprits.

La triple déculturation économique, techno-scientiste, individualiste, est encore perceptible dans l’automatisation poussée à l’extrême des « services », qu’il s’agisse du paiement généralisé par carte de crédit ou des serveurs téléphoniques, ces derniers poussant jusqu’à l’absurde l’angoisse morcelante de dépersonnalisation, comme une névrose expérimentale conduite à grande échelle. Qui n’a pas en effet éprouvé cette confrontation déshumanisante à laquelle nous soumettent nos réclamations téléphoniques auprès de France Télécom, d’EDF ou de la Sécurité sociale lorsque nous subissons des pannes ou des factures indues, depuis qu’avec la privatisation de ces services publics, les hommes ont été remplacés par une voix pré-enregistrée ? Ecoutez, dans le premier cas par exemple, cette voix suave de femme (tiens, pourquoi toujours une voix féminine ? Par quelle curieuse coïncidence sexuée, encore, entre le désir et le marché ?) : « Cette communication vous sera facturée soixante-quatorze centimes d’euros la minute. Veuillez taper les dix chiffres de votre numéro de téléphone. Faites le un si votre problème concerne la facturation, le deux si votre problème concerne une panne (c’est idiot : en cas de panne, comment veulent-ils que nous les appelions ?)… Dites « oui » si vous voulez être mis en relation avec un conseiller… (« Oui ! ») Désolée, je n’ai pas entendu votre réponse… (« OUI, mais vous êtes sourde !! ») Désolée, je n’ai pas entendu votre réponse… » Excédé, vous raccrochez, et vous vous retrouvez confronté à votre seule impuissance… Dans ce face à face insupportable avec nous-même, nul ne nous entendra plus crier notre rage de ne pas être entendu… Voilà qui résume parfaitement l’enfermement psychologique anxiogène induit par la virtualisation techno-économique de la réalité.

Telle pourrait être la métaphore de la violente propagande techno-marchande et psychologisante contemporaine. Mais comment celle-ci, en modifiant nos comportements, parvient-elle à transformer ce qui fonde la subjectivité même, en faisant rentrer la loi du marché à l’intérieur du cerveau de chacun d’entre nous ?

L’idéologie comportementale au pouvoir

On a parfois du mal à saisir comment la politique néolibérale mondiale est orchestrée sciemment par les organismes internationaux, Fonds monétaire international, Organisation mondiale du commerce, Organisation pour la coopération et le développement économique, Commission européenne… Il est encore plus malaisé de comprendre que cette politique néolibérale est dirigée en sous-main par quelques groupes de pression, think tanks élitistes réunissant des hommes d’affaires, des politiciens, des intellectuels et journalistes influents, à l’échelle de la planète. Ainsi le groupe de Bilderberg, né après la seconde guerre mondiale, qui constitue un véritable gouvernement mondial occulte. A l’instigation du milliardaire David Rockefeller, il a donné naissance en 1973 à une organisation nommée « Trilatérale ». Parmi ses travaux, celle-ci s’est distinguée en 1995 en élaborant, sous la houlette de l’ancien conseiller à la sécurité nationale du président Carter, l’idéologue néolibéral Zbigniew Brzezinski, la doctrine dite du tittytainment. Il s’agit, comme son nom l’indique, de nourrir au sein par le divertissement, autrement dit de contenter la majorité de la population en lui procurant du pain et des jeux. On retrouve, deux mille ans après, le panem et circenses des combats de gladiateurs, qui servaient alors d’exutoire symbolique à la violence sociale, assurant la cohésion de l’empire romain. La Boétie avait également perçu au seizième siècle comment les divertissements populaires constituaient des drogues utilisées comme instruments de la tyrannie.

Gaver le peuple pour mieux l’asservir, et rendre ainsi la répression inutile… Tel est exactement le programme de l’idéologie comportementale aujourd’hui utilisée comme mode de « gouvernance » universel. Né aux Etats-Unis au début du vingtième siècle, le behaviorisme, ou science psychologique des comportements, s’était donné dès son origine un but de contrôle prédictif et sélectif des conduites individuelles : il s’agissait en effet, par des sanctions et des récompenses, nommées plus doctement contingences de renforcement, de conditionner la conformité comportementale, autrement dit l’adaptation sociale de l’individu. C’est après la seconde guerre mondiale que cette idéologie typiquement scientiste, puisque le comportementalisme cache ses présupposés normatifs derrière une fausse objectivité scientifique, a conquis le monde : il était essentiel de conditionner la soumission de tous au modèle culturel occidental, the american way of life, pour vaincre la guerre froide menée contre le bloc soviétique. Cette mission d’adapter les individus à l’ordre du monde occidental a été alors très clairement dévolue à la psychiatrie : les premiers congrès internationaux de psychiatrie et la création de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ont été les promoteurs de cette « psychiatrie sociale », dont émane d’ailleurs la politique de secteur menée en France à partir des années soixante. De nombreux auteurs, à commencer par Talcott Parsons aux Etats-Unis, ont ainsi théorisé l’exercice par la médecine mentale de ce rôle de contrôle social sur les comportements individuels, digne héritier du « traitement moral » à l’origine historique de cette discipline métaphorique. Par définition, voici que toute déviance sociale est désormais synonyme de maladie mentale - au mépris de la tradition épistémologique française et germanique, pour laquelle la santé mentale est à l’opposé du conditionnement de la conformité à la norme sociale, puisqu’elle est création de normes nouvelles. C’est que le discours psychiatrique, en contenant la menace d’une sanction médicale valant annulation morale de tout libre-choix sortant de la norme, a ce pouvoir extraordinaire de dissuader toute conduite déviante, si il est utilisé à contre-sens. Et c’est le cas aujourd’hui avec son utilisation propagandiste de masse par l’Etat néolibéral : la psychiatrie comportementale est devenue l’arme principale de sa violence symbolique, en lui donnant une caution d’allure scientifique pour traiter médicalement tout type de déviance, de délinquance, et de simple défaillance, leur cause dernière (oubliée la métaphore !) étant certainement biologique, sinon génétique.

Depuis les années quatre-vingt, avec l’usage généralisé des classifications mondiales des maladies mentales « et des troubles du comportement », imposées par l’OMS et l’Association psychiatrique américaine, cette psychiatrie comportementale basée sur des prémisses fausses ne sera en effet plus véritablement remise en cause : tout « dysfonctionnement », tout « handicap socio-professionnel » devient symptôme de défaillance psychologique individuelle. Cette représentation idéologique mystificatrice qui a conquis le pouvoir vise ainsi très clairement à renforcer la conformité comportementale à une norme socio-économique passant pour réalité intangible, à naturaliser la norme sociale en la faisant passer pour vérité psychologique, et bientôt biologique : puisque la plupart se conforment, seuls les individus vulnérables manifestent des troubles de l’adaptation, et sont donc malades - CQFD. Raisonnement tautologique, auto-validant, qui retrouve dans le psychisme sinon dans le cerveau individuel cela même qu’il a présupposé. A travers ces notions de vulnérabilité, d’adaptation, de troubles du comportement, omniprésentes aussi bien dans la pratique quotidienne de terrain que dans les élucubrations d’une psychiatrie officielle digne de Molière, massivement nourrie par le lobbying pharmaco-industriel et gouvernemental, se lit le mythe évolutionniste sur lequel repose tout l’édifice scientiste contemporain : pour être normal, il faut être invulnérable aujourd’hui, autrement dit s’adapter, coûte que coûte, aux exigences du milieu socio-économique ! La loi du marché, la compétition par l’argent est une loi naturelle, et je dois m’y ranger de moi-même, psychologiquement. Combattre pour « gagner sa vie », fuir, ou tomber malade : il n’y a pas d’alternative.

Prophétie auto-réalisatrice guidant inconsciemment chacun d’entre nous et la marche du monde, cette évolution tragique de la psychiatrie contemporaine, sa responsabilité écrasante dans la fuite en avant du néolibéralisme, ne sont pas une vue de l’esprit : depuis 1990, la psychiatrie est le principal garde-fous d’une politique généralisée de santé mentale, visant à prévenir tout trouble individuel susceptible de mettre en péril la bonne santé du système socio-économique. Cette politique de santé mentale est à nouveau prônée par le rapport Couty de 2009, qui devrait servir de socle à la réforme annoncée du système de soins psychiatrique. Elle vise effectivement, selon la secrétaire d’Etat Montchamp, ex-présidente de la fondation FondaMental, en dépistant et en traitant les troubles le plus précocement possible, et si possible avant même qu’ils arrivent, à renforcer la compétition économique. Car qu’est-ce que la santé mentale « positive », pour cette psychiatrie comportementaliste utilisée sciemment par le pouvoir néolibéral pour asseoir sa domination sur les consciences, et assurer ainsi sa perpétuation ? Le rapport intitulé « La santé mentale, l’affaire de tous », remis par le Centre d’analyses stratégique au secrétariat d’Etat à la prospective et au développement de l’économie numérique en novembre 2009, achève de nous l’apprendre : la santé mentale, c’est la capacité à « profiter (des) opportunités (…) pour s’adapter à une situation à laquelle (on) ne peut rien changer » ! Voilà comment la psychiatrie est instrumentalisée aujourd’hui par le pouvoir néolibéral pour imposer une conception égoïste et concurrentielle parfaitement conformiste de l’homme psycho-économique… Un autre rapport du même Centre d’analyses stratégique remis au même ministère, en mars 2010 cette fois, révèle que les neuro-sciences psychiatriques peuvent servir à influencer les choix des consommateurs, et à dissuader les comportements à risque : c’est ce que se propose de faire une discipline nouvelle, la neuro-économie, qui a intégré les recherches en sciences comportementales et cognitives.

Nicolas Sarkozy nous l’a lui-même appris : nous devons accepter « de changer nos manières de penser et nos comportements (…) pour sortir de la crise (et) refonder le capitalisme ». Pour que l’ordre du monde néolibéral ne soit pas remis en cause, il faut agir en douceur sur chaque individu, psychologiquement. Ainsi l’oligarchie financière est-elle assurée de maintenir sa domination, et de remporter la guerre économique. Comme le disait le milliardaire Warren Buffett : « La guerre des classes existe, c’est un fait, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui fait cette guerre et nous sommes en train de la gagner ». Si la psychiatrisation de toute déviance, de toute défaillance même, sert d’épouvantail social, agitant la menace d’une sanction morale déplacée médicalement et psychologiquement, l’idéologie comportementale est ainsi devenue plus largement une idéologie d’Etat, utilisée dans toutes les sphères de la société, ne serait-ce que pour éviter d’appliquer trop largement des sanctions psychiatriques ou judiciaires. Elle est appliquée de façon pyramidale, depuis la tête de « l’Etat manager » jusqu’à la dernière des classes maternelles, en passant par l’ensemble du monde du travail. Bien sûr, elle existait auparavant, mais était utilisée avec mesure, s’accompagnant de bien d’autres considérations morales, sociales et éducatives : c’est qu’elle était guidée par l’espoir, d’un avenir meilleur - d’un avenir tout court, là où la compétition néolibérale est fondamentalement une fuite en avant morbide et destructrice. Nous avons déjà entraperçu comment cette idéologie comportementale préside aux réformes à marche forcée de l’enseignement, toutes orientées vers l’exacerbation de la compétition et de la sélection. Elle est maintenant hégémonique dans l’ensemble de la société, et se réfère sans cesse aux notions de responsabilisation, d’évaluation, d’amélioration de la qualité ou des performances, d’objectifs d’activité… Elle brandit la menace de la sanction, le plus souvent baisse de salaire ou exclusion, en cas de mauvais résultats, et promet la récompense, promotion ou « prime au mérite », pour les plus efficients. C’est typiquement l’idéologie du « management » néolibéral, dont l’essence comportementaliste a bien été repérée par des auteurs comme Jean-Pierre Le Goff et Christophe Dejours : dans le monde de l’entreprise en particulier, elle vise à renforcer le rendement à flux tendu des « ressources humaines », dans cette course effrénée à la performance économique qui est au fondement de l’idéologie néolibérale… La « lutte contre la fraude », à laquelle participent tous les acteurs médico-sociaux, est évocatrice de cette propagande générale, ce dressage comportementaliste visant à assurer l’obéissance du plus grand nombre. Mais en conditionnant une sélection impitoyable, ce management par objectifs et par le stress, sinon par la peur - peur de la précarisation, de l’exclusion sociale -, laisse sur le carreau un nombre de plus en plus élevé de personnes : burn out, dépressions, suicides…

Nous avons examiné plus haut comment se produit la violente déculturation marchande néolibérale : par une casse de toute solidarité, de toute communauté, et leur remplacement par une individualisation concurrentielle forcenée de l’existence sociale. Nous comprenons maintenant quelle idéologie d’Etat est à l’œuvre derrière cette déculturation, soit. Mais concrètement, par quels mécanismes persuasifs, par quels stratagèmes « psychologiques » cette idéologie comportementale agit-elle sur chacun d’entre nous pour nous convaincre, jusqu’à changer nos manières même de penser ?
Pour répondre à cette question, il faut aller chercher du côté de la psychologie sociale. Elle seule peut démontrer comment la pression sociale normative influence les choix de l’individu qui y est soumis, modifiant non seulement son comportement mais même le plus souvent ses cognitions, autrement dit le contenu même de ses pensées. Ainsi, la psychosociologie de l’influence sociale normative a étudié expérimentalement les réponses de l’individu à des situations anxiogènes, en ce qu’elles risquent de l’exclure du groupe, si il verbalise son désaccord. Les expériences de Asch et de Milgram (cette dernière ayant été reprise en mars 2010 dans une émission de télé-réalité sur une chaîne publique) ont permis de conclure que la conformité, ou l’obéissance, constitue le comportement le plus général, même en cas de conflit cognitif entraîné par le désaccord. Mais celui-ci provoque un sentiment d’angoisse pouvant aller jusqu’à la dépersonnalisation, ainsi qu’un sentiment de culpabilité, ce qui peut amener à changer d’opinion. Autrement dit, obéir à des ordres que l’on sait condamnables, n’empêche pas d’éprouver une gêne pouvant aller jusqu’au dilemme anxio-dépressif, que l’on peut résoudre soit par la désobéissance, soit par un rangement à l’opinion « dominante » - cette dernière attitude de renoncement n’étant pas cependant sans risque, elle non plus, de dépression morale. Pour contourner ce problème d’obéissance passive, qui ne peut satisfaire les managers ou les publicitaires puisque leurs injonctions risquent donc d’entraîner le découragement de leurs cibles, certains psychosociologues ont développé non sans cynisme d’autres théories beaucoup plus « pragmatiques ». Ainsi, pour Beauvois et Joule, « la soumission librement consentie » s’obtient grâce à la théorie de l’engagement : si tout est fait pour convaincre le consommateur, ou le travailleur, que c’est lui seul qui décide, et que rien ne lui est imposé « de l’extérieur », alors il se rangera de lui-même, naturellement, bienheureusement, à ce qui lui est ainsi (hypocritement) suggéré. L’auto-évaluation est le dernier avatar de cette stratégie de pacification psychologique : toutes les données techniques des magazines spécialisés le démontrent, la dernière X-box est mieux que la Nintendo DS ; les résultats chiffrés le prouvent, je suis meilleur que mon collègue ; et si je travaille mieux, si je gagne plus, j’aurai mérité de posséder moi aussi ce dernier modèle de console que la publicité me fait miroiter devant les yeux pour me faire saliver… A moi de jouer !
La séduction marchande, aujourd’hui, procède donc de cet artifice hyperindividualiste, donnant à la culture narcissique et perverse, celle du profit et de la concurrence les plus sauvages, l’apparence de la civilité et du progrès les plus rationnels et bienfaiteurs…

Les mécanismes de la propagande de masse du néolibéralisme

Pendant deux siècles, le système symbolique psychiatrique a eu son utilité et sa cohérence, pour donner sens à la souffrance individuelle. La métaphore psychologique et médicale constitue en effet une représentation culturelle acceptable des rapports de l’homme à la folie, à la liberté, à la finitude : elle permet de concilier des valeurs aussi contradictoires que la morale et la science, la subjectivité et l’objectivité, l’individualité et la société, la liberté et la norme. Tant que le symbolique ne se prend pas pour le réel : le discours sur la maladie mentale, sur les troubles psychologiques, n’est jamais qu’un système de croyances, mais ce faisant il a toujours eu une furieuse tendance à vouloir s’ériger en dogme. Comme avec les théories de la dégénérescence de Morel puis Magnan, au dix-neuvième siècle, qui voulaient que la maladie mentale soit une tare individuelle inscrite dans une nature immorale et organique, à l’image du « criminel-né » de Lombroso. N’est-ce pas la fonction de la métaphore que de condenser le sens ?

Le fait est que le système symbolique psychiatrique est désormais utilisé par l’Etat néolibéral comme un instrument de propagande, qui lui permet de faire passer la norme économique pour norme psychologique, de faire rentrer la loi du marché à l’intérieur même de la subjectivité, sinon jusque dans les gènes. Deux siècles après la police de l’intérieur de l’asile par Pinel, un siècle après l’intériorisation du surmoi par Freud pour les besoins du progrès de la civilisation, cinquante ans après l’adaptation psychologique mondiale des comportements par Parsons, la fiction psycho-médicale est devenue vérité d’évidence. C’est le propre de la propagande, en effet, que de nous faire croire au discours qu’elle assène…

Les médias dominants sont les supports de cette propagande, reproduisant l’ordre du monde narcissique et marchand : presse écrite, télévision, supports publicitaires, réservés à un cercle de spécialistes ou à l’ensemble de « l’opinion publique », les moyens d’information et de communication sont presque entièrement sous la férule des grands chefs d’industrie. Voués à la consommation, ces médias recourent à la distraction, au morcellement, à l’accélération des informations, dont l’immédiateté, la succession incessante empêchent tout recul, toute réflexion critique. Nous avons défini ce mouvement d’auto-excitation hyperactive, synchrone d’un temps politique et psychologique de plus en plus rapide, saccadé et superficiel, par les termes de zapping et d’hypnose. Ainsi passent en boucle deux ordres de messages, indissociables comme le sont l’ombre et la lumière, comme les deux faces d’une même médaille : côté face lumineuse, la propagande scientiste ; côté revers obscur, le matraquage sécuritaire.

La propagande scientiste vise à nous faire croire, on l’a déjà abordé, que la norme socio-économique est naturelle, et que chacun doit donc s’y ranger de lui-même, s’il ne veut pas tomber malade, ou être considéré comme tel. La médecine psychiatrique joue donc là un rôle central : elle seule peut nous faire avaler cette pilule, aussi amère soit-elle. De quelle manière ? A longueur de publications et de congrès, sous la houlette d’une psychiatrie universitaire accrochée à ses privilèges et d’une recherche menée par les fondations privées comme par les instituts étatiques, la plupart sponsorisés par l’industrie pharmaceutique et promus par le gouvernement : il s’agit de réaliser, rendre réelle l’idée que tout trouble du comportement est inscrit dans le cerveau individuel, et d’en retrouver les causes biologiques voire génétiques. Suicide, addictions, trouble de l’adaptation, pathologies de la personnalité, hyperactivité, trouble des conduites sociales, trouble oppositionnel, etc. : les neuro-sciences traquent sans relâche les causes biologiques d’une vulnérabilité individuelle d’origine finalement génétique, comme en attesterait benoîtement l’héritabilité de telle ou telle pathologie chez les jumeaux homozygotes.
Cette propagande scientiste est reprise au plus haut niveau de l’Etat néolibéral, dans une perspective manifestement eugénique : certains députés et secrétaires d’état du parti majoritaire veulent instrumentaliser politiquement la génétique pour ficher l’ADN, non seulement des suspects comme c’est le cas avec le fichier national des empreintes génétiques (qui concerne déjà un million et demi de personnes), mais de toute la population. Il s’agit de tuer dans l’œuf, avant même qu’ils surviennent, les troubles du comportement prédictifs de la délinquance et de la déviance, par leur repérage systématique dès la maternelle. « On naît pédophile », et le suicide est lié à une fragilité préalable, a dit le futur président lui-même en reprenant les théories déterministes eugénistes les plus ignobles, pour se permettre une fois élu de faire l’apologie de la thérapie génique. Certainement prédestiné à sa fonction, lui-même n’est pas né de la dernière pluie : la propagande génétique du pouvoir est reprise en écho par les médias qui lui sont favorables, et célébrée à la télévision chaque année par la grand-messe du téléthon, événement cathartique majeur pour l’ordre dominant, qui voit les gens célèbres se mêler au peuple, pour que l’argent et les larmes coulent de conserve dans l’escarcelle percée de la recherche privée.

En outre, cette idéologie eugénique sert directement une xénophobie d’Etat : le culte de l’identité nationale sépare les bons citoyens des français d’origine étrangère, susceptibles d’être déchus de la nationalité française, et des étrangers en situation irrégulière qui sont traqués, parqués, expulsés - et ce sont plus particulièrement les roms qui sont désignés. Elle sert également une politique économique : « à l’heure où l’assurance maladie s’enfonce dans des déficits abyssaux, la génétique pourrait bien s’imposer comme un outil clé de la prévention ». Mais cette propagande scientiste, visant à persuader le français moyen, spectateur et consommateur à protéger contre tout danger extérieur et même contre lui-même, que tout trouble peut être éliminé préventivement, est mensongère : les recherches sur la vulnérabilité génétique visent en réalité à identifier les travailleurs à risque (de développer un cancer ou une dépression, par exemple), pour les écarter du monde du travail. Les industriels veulent ainsi promouvoir une médecine prédictive assurantielle à visée d’exclusion, qui leur permette de ne pas remettre en cause l’organisation et la toxicité du travail en question (on voit l’intérêt pour EDF qui sous-traite l’entretien hautement radioactif des centrales nucléaires, par exemple).

Côté obscur de la force, la propagande sécuritaire. Comme l’identité nationale, la sécurité a fait l’objet début 2009 d’une campagne nationale de débat public, organisée par les services de l’Etat. En elle-même, celle-ci a fait un flop, comme la vaccination contre la grippe A quelques mois plus tard. Mais l’essentiel est de tester, d’habituer, de conditionner l’opinion publique à recevoir des messages de soumission… La propagande sécuritaire utilise toujours un bouc émissaire : le terroriste masqué, l’étranger parasite, le jeune délinquant, le pauvre fraudeur, le malade coûteux, le fou dangereux font tour à tour recette, pour réenclencher périodiquement la machine à convaincre. Elle alimente consciemment une politique de la peur, construction symbolique primaire et dangereuse visant surtout à renflouer les caisses de l’Etat. Ce n’est pas tant le marché florissant de la sécurité qu’il s’agit de faire croître, que la conformité comportementale, là encore, qu’il faut massivement conditionner : c’est elle, in fine, qui constitue le carburant de la machine économique. Tout est bon pour cela, les ficelles les plus grossières, tant l’opinion est assommée, déboussolée, par toute cette propagande justement, et l’urgence d’un quotidien de plus en plus précaire et asservi.

Prenons l’exemple du schizophrène ou du pervers dangereux, épouvantail particulièrement efficace que notre président agite en dramaturge, avec la complaisance des médias, à chaque fait divers, pour justifier un durcissement sécuritaire de toute la psychiatrie publique. Il ne s’agit pas seulement d’éliminer socialement le présumé coupable, en renforçant à chaque événement l’arsenal médical et pénal - dégénéré ou criminel né, le monstre est déterminé naturellement à être enfermé à vie pour être empêché de nuire à nouveau. Il est en fait question d’un message politique adressé à l’ensemble du peuple : en prenant la défense des victimes, en écartant définitivement le fautif du jeu social, on met en scène la force du pouvoir, on dresse les consciences, on les rassemble derrière l’ordre moral commun. Par un retournement symbolique auquel le porte-voix des médias donne une leçon d’audience universelle, le coupable est utilisé comme une victime sacrificielle visant à renforcer la cohésion sociale. C’est la même chose avec la menace terroriste ou celle de l’embrasement des cités, c’est plus insidieux avec la chasse aux étrangers ou aux fraudeurs, mais le message est toujours le même : désigner et écarter le danger, et resserrer les rangs. Voilà le peuple derrière son chef, et l’ordre du monde est sauf…

Cette propagande sécuritaire est donc éminemment psychologique : si la propagande techno-scientiste, en faisant miroiter les promesses du progrès (la génétique au même titre que les produits de communication tels que véhicules automobiles, portables ou jeux vidéo, sans parler encore des nanotechnologies ou du transhumanisme) constitue un renforcement positif, conditionnant les comportements par la récompense, le discours sécuritaire agit comme une menace, une sanction. Il peut conditionner la conformité, certes, comme dans les expériences de Asch et de Milgram, rappelant à chacun le droit chemin à ne pas quitter ; mais à être utilisé trop souvent, ou hors de propos, il peut aussi être générateur de méfiance, d’angoisse et de découragement.

Le modèle de la propagande psychologique sécuritaire, que le néolibéralisme exacerbe jusqu’à la nausée, diffuse aujourd’hui dans tout l’espace social, et se perçoit dès que l’on sort de chez soi. Dans les gares, sur le bord des routes, c’est toujours « pour votre sécurité » que vous êtes placé sous vidéosurveillance, que vos bagages doivent être vérifiés. « Pour votre sécurité, contrôles fréquents » : on voit par quel retournement symbolique opère un contrôle social des conduites qui veut absolument vous convaincre que c’est vous-même qui demandez à être contrôlé (et la conduite automobile a là souvent valeur d’exemple, avec le durcissement policier et médical de la répression de la délinquance routière). Devenez votre propre radar, votre propre policier, votre propre médecin : contrôlez-vous vous-même ! « Quand, finalement, vous vous rendez à nous, ce doit être de votre propre volonté », nous enjoint Big Brother : vingt-sept ans après 1984, la culpabilisation psychologique a définitivement remplacé la répression, le contrôle social s’est intériorisé. A vouloir jouer les Cassandre, et confondre le progrès avec la servitude, Freud et Parsons ont donc eu finalement raison : la psychologie est l’autre nom de la propagande.

L’analyse de Hannah Arendt sur le phénomène totalitaire est particulièrement éclairante, en ce qu’elle relie ses causes et ses conséquences aussi bien du point de vue de la structure du pouvoir que du point de vue psychologique. La scientificité prédictive, explique-t-elle ainsi, est l’arme principale de la propagande totalitaire ; elle s’exerce sur des masses individualistes gagnées par la désolation, autrement dit la suspension de la faculté de penser… Dans la France néolibérale de 2011, nous y sommes bel et bien : la déculturation de masse provoquée par une télévision gangrenée par l’argent agit comme un gigantesque lavage de cerveau. La propagande scientiste mensongère et son double sécuritaire ne servent qu’à nous abasourdir et nous abêtir davantage, à tel point que nous serions désormais capables de nous jeter à l’eau, de retourner à l’état de barbares, quatre-vingt ou mille ans en arrière, sans même que les sirènes marchandes, en passe il est vrai de devenir aphones, aient besoin de chanter…

Les conséquences psycho-sociales de la violence symbolique néolibérale
La désolation : la violence symbolique véhiculée par la propagande scientiste et psychologique, et la déculturation sécuritaire par la peur, transforment la vie sociale en désert des tartares et renferment chacun derrière les murs de sa prison psychique. Emprisonnement d’autant plus sans issue, que l’exercice de son propre gardiennage ne peut pas laisser psychiquement indemne… La culture de la peur, nous dit Marc Crépon, entraîne la dépression, et celle-ci pousse à la consommation. La psychologie sociale et les paradoxes de l’hyperconsommation nous le confirment : la culpabilité résulte aujourd’hui d’une gigantesque névrose expérimentale, puisque tout s’achète, mais que je ne peux rien acheter. La frustration marchande et la pression normative écrasent l’individu, alors même que l’effet de miroir hypnotique des médias, publicité permanente lui donnant à croire qu’il est le meilleur et que tout est à sa portée, entretient l’illusion du bonheur psychologique et possessif. C’est ce grand écart entre le discours (le tout est permis de la jouissance) et la réalité (l’impuissance du manque), qui est à l’origine de l’explosion de toutes les « nouvelles pathologies » : celles-ci ne font jamais que traduire les affres individuels de la culture narcissique de masse. Les nouvelles addictions (au jeu, à Internet… ou aux achats !), les troubles du comportement sont le plus souvent associés avec la dépression, le syndrome psychiatrique le plus commun, et dont la fréquence s’est multipliée, en proportion des médicaments anti-dépresseurs. Cette dépression est souvent d’épuisement, face à un rythme socio-professionnel intenable, mais il est aussi des dépressions… inconscientes.

La dépression narcissique nous affecte tous, mais elle s’exprime différemment. Passons sur les possédants les plus riches, maîtres du monde et du CAC 40, paranoïaques-pervers phallocrates, qui se prennent au jeu mortifère du toujours plus, sur le dos de leurs semblables, et en jouissent vraiment : eux n’ont aucune raison d’être déprimés, puisqu’ils dépriment le reste du monde. Attardons-nous sur les « vraies » dépressions, celles qui se montrent comme telles, et sont marquées par le ralentissement, la baisse de l’activité, la dévalorisation. Leur augmentation de fréquence (avérée par l’explosion des suicides directement liés au travail) est souvent en rapport avec des difficultés financières ou professionnelles : endettement, changement de poste ou de cadence, pression hiérarchique, allant jusqu’au harcèlement ou à la menace de licenciement. L’augmentation rapide des dépenses sociales de base, le management par le stress et par objectifs, avec l’exigence incessante de s’adapter et d’améliorer ses performances, sont évidemment largement en cause, aboutissant à une désorganisation sociale et à une perte de sens du travail, et de la vie en général. Le burn out traduit cet effondrement narcissique guettant tout citoyen-travailleur bien élevé et perfectionniste, dont les valeurs de solidarité s’accommodent mal de la nécessité croissante de tout compter, mais de ne plus compter que sur soi-même.

 Intéressons-nous surtout aux dépressions masquées, les plus nombreuses, celles de la fuite en avant néolibérale. La masse de ceux qui croient à la propagande marchande et sécuritaire, regardent avec contentement la télévision et les vitrines des magasins, papotent au café en démarrant leur travail, et vont bronzer à la plage en vacances… Ce n’est là qu’une caricature sociologique, mais l’essentiel de l’argumentation est ailleurs : parce que justement, malgré la caricature, ces gens-là ne sont pas sots. Et même si à la sempiternelle question normative et auto-convaincante : « ça va ? », ils répondent avec le sourire : « ça va ! », ils savent parfaitement bien, que derrière toutes ces convenances, non, il y a quelque chose qui ne va pas. Malgré tous les efforts de l’hypnose et du zapping publicitaires, ils perçoivent confusément le climat sécuritaire, la dégradation des conditions de vie matérielles, l’impasse du système, et cela les angoisse, les déprime même. Mais comme dans les expériences de psychosociologie, ils balayent en permanence cette angoisse, psychologiquement : c’est ce qu’on appelle le déni. Le même déni qui fait dire avec assurance à un alcoolique qui sent à dix mètres que, non, il n’a pas bu. Le même déni qui signe la perversion. La personnalité culturelle narcissique contemporaine réside là : dans la fuite devant la conscience dépressive de cette évolution tragique du monde. Et cette fuite se traduit par une ivresse, une excitation, une autoexcitation devant tous ces objets de jouissance dont la fonction est justement de favoriser le déni, mouvement que la télévision (et autres gadgets de communication) reproduit continuellement et de plus en plus vite… La subjectivité narcissique, décrite par Lasch, Stiegler, Lebrun ou Dufour, c’est celle de la fuite virevoltante, qui s’accélère et se morcelle, qui permet d’oublier (comme l’alcool), de s’oublier même, de soi-disant « faire la fête », dans une parfaite et factice communion avec l’objet. Le sujet néolibéral est comme un derviche tourneur : le vertige le conduit à la félicité. On sait depuis Minkowski que la fuite des idées du maniaque est une accélération du temps vécu, qui lui permet de fuir devant la dépression. Les personnalités hypomaniaques, hystériques, hyperactives, impulsives, limites, « faux self », narcissiques, émotionnellement labiles etc., ne sont que les écarts infimes d’une norme innombrable : toutes ces personnes, vous et moi sans doute, dont l’existence se résume à la séduction, à l’apparence, à l’identification et à la conformité, et qui se mirent dans le reflet confortant que tout autour d’eux leurs doubles leur renvoient (et dont l’hypermédiatique chef de l’Etat est le modèle idéal). Voilà la personnalité culturelle pathologique de la fuite en avant néolibérale, condamnée à la perte d’identité : copie conforme et pur égocentrisme, elle est fuite devant la dépression, elle est en fuite parce que conscience de la dépression, elle se perd pour ne pas affronter la perte, elle se jetterait à la mer pour ne pas assumer la mort… Le sujet néolibéral est un pervers narcissique tellement fasciné par lui-même qu’il en oublie toute la souffrance dont il sait qu’elle l’entoure et l’imprègne, mais n’en veut rien savoir.

Si le star-système médiatico-publicitaire et son culte de l’argent-roi servent de carotte virtuelle, de conditionnement hypnotique au bonheur obligatoire, le contrôle social comportementaliste sécuritaire et marchand quant à lui, par la peur de l’exclusion socio-économique, sert de bâton bien réel. Participent à ce contrôle social psychologique, aussi bien le fichage informatique que la lutte contre la fraude, l’éducation et le management au résultat, la médecine des âmes et la police des moeurs : quelques jours d’arrêt de travail et un traitement anxiolytique sont plus utiles au système, plus productifs que la répression pure et simple. C’est cette pression normative paradoxale qui explique la folie contemporaine, conditionnant un conformisme pathologique de masse marqué par la facticité et l’ambivalence : la dépression se niant elle-même, « traitée » socialement et psychiatriquement pour mieux être refoulée, transmutée en euphorie consumériste, comme le plomb en or, dans le but d’alimenter le marché. L’implosion psychologique, en lieu et place de l’explosion sociale. Un trou noir avalant toute alternative, toute pensée, toute altérité, toute humanité : la désolation… Cette tension permanente du repli sur soi, cette normopathie démoralisée mais faussement docile explique largement la violence contemporaine, décharge impulsive d’un anéantissement insupportable et indicible. Il n’y a pas plus dangereux qu’un animal blessé.
Les dépressions et suicides professionnels, même largement occultés car psychiatrisés, avec les épidémies touchant les « ressources humaines » des entreprises publiques en voie de privatisation (France télécom, hôpitaux, Education nationale…), comme les grandes entreprises privées les plus destructrices (nucléaire , automobile, armement…), sont des témoignages ultimes de la violence extrême et banalisée que réalise le management comportementaliste « moderne » par la réification. Redoutable et comparable cercle vicieux, l’aggravation de la violence dans les établissements scolaires est servie par la propagande consistant à renforcer la présence policière, alors même que le nombre d’enseignants est diminué d’année en année, livrant à eux-mêmes les mauvais et turbulents élèves. Les violences des banlieues, pareillement, alimentent la peur sécuritaire dont se sert le pouvoir sarkoziste pour se durcir, oubliant sa responsabilité dans la désertification des offres de culture et d’emploi : en 2010 comme en 2005, à la présidence ou au ministère de l’intérieur, à Grenoble comme ailleurs, la délinquance n’est pas l’expression d’un mal-être, il faut lui faire la guerre - et Belmessous pense que cela ne restera pas longtemps une métaphore martiale à usage électoral dans la bouche du chef de l’Etat. Nous avons déjà vu comment les violences policières s’accroissent également, dissimulées sous un masque technique qui améliore le repérage prédictif (caméras de vidéoprotection, fichiers informatiques…), mais aussi une répression militarisée dissuasive de toute rébellion, voire de toute opposition. Le retour du refoulé se perçoit encore avec la violente poussée de l’extrême droite, chantre de la préférence nationale et de l’islamophobie, de l’élitisme et de l’égoïsme les plus vils.
Le culte de l’identité nationale est ainsi l’exact reflet de la perte d’identité que signifie la dépression normopathique. L’éclatement de la violence est aujourd’hui l’expression d’une démoralisation étouffante de l’existence, qui se dévitalise et n’a plus rien à perdre. La déculturation, ou la désymbolisation comme mode de gouvernance psycho-économique du système néolibéral, vise finalement à tuer dans l’œuf toute divergence, toute défection. Pressentie par Foucault, ainsi se met en place la société de contrôle biopolitique et panoptique, qui veut changer la subjectivité même, en faire un pur instrument économique, un simple objet d’échange, une chose pleine mais transparente : il faut raison d’Etat garder.

La guerre ultime du néolibéralisme

1989 : le néolibéralisme n’a plus d’alternative, la guerre économique n’aura plus d’autre fin qu’elle même… C’est dans cette perspective que « la politique de santé mentale » doit forcément se mondialiser, pour garantir « l’ordre public » : la guerre psychologique n’aura plus d’autre fin que de permettre de remporter la guerre économique, coûte que coûte. Voilà comment la troisième guerre mondiale a commencé, lorsque le mur de Berlin est tombé, emmurant les consciences, « comme une garnison dans une ville conquise » : chacun est devenu son propre terroriste, son propre ennemi qu’il doit dompter, pour que le monde continue de tourner. Marx et Freud ont tous les deux raison : l’aliénation économique et l’aliénation mentale sont les deux aspects d’un seul phénomène, et ne diffèrent qu’en fonction de la place de l’observateur…
La lutte de l’oligarchie financière pour le pouvoir total, commencée depuis vingt ans, bat donc son plein aujourd’hui, mais cette guerre économique est aussi et avant tout une oppression psychologique menée par l’Etat comportemental. C’est la désormais classique stratégie du choc : face à une machine financière et techno-scientiste qui tourne de plus en plus vite, trop vite désormais pour assurer la survie du plus grand nombre, la propagande sécuritaire nous épuise, mais s’épuise également à force d’être surexploitée. Dernière ressource disponible néanmoins, envers et contre tous : l’individu, dont il faut s’assurer la participation, et donc la censure de tout esprit critique. La guerre économique ne se gagnera que si chacun exerce son propre ministère de l’intérieur psychique, comme un bon petit soldat. Dès lors il n’y aura plus de paix, pas d’avenir possible pour nous tous, sans libération des consciences, décolonisation de l’imaginaire. No future.

La logique du darwinisme social, faisant de la sélection une loi naturelle, génétiquement déterminée, donne à cette lutte finale de l’histoire l’allure d’une évidence comptable : le classement des milliardaires, dont les plus riches continuent de s’enrichir en proportion inverse de la paupérisation du plus grand nombre, est rentré dans les mœurs médiatiques et ne choque de fait plus personne. De moins en moins d’élus, éliminés tour à tour, jusqu’au dernier : l’oligarchie régnante préfèrera précipiter la fin que redistribuer socialement ses privilèges, seule condition d’un changement radical de direction humanitaire. Cette fuite en avant suicidaire se traduit encore dans l’immédiatisation fulgurante des communications, des transactions, des relations. Nous avons caractérisé la folie narcissique qui préside à cette jouissance de l’instant, orgastique mais mortifère, comme morcellement, oubli de soi et de tout sens éthique, tourbillon, ivresse : la fin du temps est pour maintenant.
La folie déborde donc de toute part, mais il appartient encore absurdement à la psychiatrie, instrumentalisée par le pouvoir oligarchique néolibéral, d’endosser docilement la mission de renforcer le moral des troupes, jusqu’au bout. A travers elle, il s’agit d’éliminer symboliquement toute déviance et toute défaillance, de conditionner un conformisme pathologique de masse (dépressif-narcissique), de renforcer la sélection eugénique pour continuer à faire tourner la machine productive industrielle et programmer l’homme parfait dont le néolibéralisme a besoin pour se perpétuer, à jamais.

Que pouvons-nous, que puis-je faire encore, pour éviter cela ? Ce système nous rend insidieusement complice de sa décrépitude, et fait de notre découragement l’instrument de notre soumission. C’est donc d’une alterpsychologie dont nous avons besoin, pour démonter les mécanismes de cette normopathie qui nous terrifie et nous paralyse : c’est en affrontant ma dépression que le sens de mon existence va ressurgir, comme engagement psycho-politique tourné vers l’action. Individuellement, il faut apprendre à résister sans relâche à la propagande, au fichage, aux sirènes marchandes et sécuritaires, et adopter les principes d’autolimitation, de sobriété et de simplicité joyeuses. Politiquement, s’engager dans une alternative concrète socialiste et écologiste : nous savons pertinemment aujourd’hui, au fond, que nous n’avons pas le choix. Avec l’énergie du désespoir que donne la certitude de n’avoir plus rien à perdre. Hormis l’essentiel : la vérité, fut-elle réduite à cette liberté pour mourir dont parle Sartre dans Questions de méthode. « On a raison de se révolter », présageait-il, à l’intention des indignés du monde entier. Combattre ou fuir ? Combattre, décidément, contre le système de domination néolibéral et pour sauver ce monde qu’il tend à rendre immonde.