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Journalistes français en Palestine dans les années 1920

dimanche 15 août 2021, par Amitié entre les peuples

Journalistes français en Palestine dans les années 1920

https://orientxxi.info/ > 10 janvier 2018

La porte de Jaffa à Jérusalem, entre 1915 et 1922.
George Grantham Bain Collection/Library of Congress.
Qui sont ces étranges visages, aussi brûlés que ceux des Arabes, mais plus vifs, plus agiles, que l’on rencontre sur les routes poudreuses ? Quelle langue inconnue — gutturale et grave — parlent-ils ? Pourquoi ces regards amoureux et farouches qu’ils jettent sur les plaines et les monts ? Bientôt on apprend à les connaître. Ce sont les Juifs qui retournent à la terre de Canaan. Malgré tous les obstacles.

Écrites par Joseph Kessel en 1926, ces quelques lignes témoignent de l’intérêt que suscite en France « le retour » des juifs en Palestine. La Société des Nations (SDN) a octroyé en 1922 au Royaume-Uni un mandat sur la Palestine ; celui-ci inclut l’engagement britannique (déclaration Balfour) de créer un Foyer national juif. Fascinés par la perspective de la résurrection d’un « royaume juif », par l’évocation des lieux bibliques, du lac de Tibériade aux montagnes de Judée en passant par Jérusalem, journalistes, écrivains, publicistes prennent en nombre le chemin de la Terre sainte.

Pierre Benoît, jeune romancier encore peu connu publie en 1925 Le Puits de Jacob, dont une part notable de l’intrigue se déroule dans une colonie sioniste ; sa première édition se diffuse à plus de 100 000 exemplaires. Georges Suarez, journaliste et écrivain d’origine juive1 le suit en Palestine en novembre 1926 pour Le Temps, un des quotidiens les plus influents de l’époque. Myriam Harry, une protestante aux racines juives née à Jérusalem et Edmond Fleg, un écrivain également d’origine juive ramènent des témoignages favorables au projet sioniste et publient respectivement Les Amants de Sion (1923) et Ma Palestine (1932). Certains auteurs, ouvertement antisémites, comme les frères Jérôme et Jean Tharaud publient L’An prochain à Jérusalem (1924), un témoignage vendu à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires qui n’est pas vraiment hostile au sionisme (sauf dans sa dimension socialiste). L’idée de « renvoyer » les juifs français « ailleurs » était populaire chez nombre d’intellectuels antisémites, de Louis-Ferdinand Céline à Pierre Drieu La Rochelle2.

C’était l’âge d’or du « grand reportage ». Des journalistes, européens bien sûr, voyageaient à travers le monde et informaient le public, européen, de ce qu’il fallait savoir de ces régions lointaines que peu de gens avaient visitées. Représentatifs de ce journalisme, Joseph Kessel3 et Albert Londres4 prennent le bateau pour la Palestine et en ramènent des reportages aussi significatifs par ce dont ils parlent que par leurs points aveugles. Leurs récits contribuent à forger la vision de l’opinion, mais aussi celle de bon nombre de décideurs.

Envoyé par Paris-Soir, Joseph Kessel débarque en Palestine en 1926. Il publie onze articles entre le 14 et le 26 août, qui seront réunis dans un livre intitulé Terre d’amour. Albert Londres écrit pour sa part 27 articles dans Le Petit Parisien entre le 5 octobre et le 7 novembre 1929, sous le titre « Le drame de la race juive : des ghettos d’Europe à la Terre promise ». Ils seront rassemblés dans l’ouvrage Le Juif errant est arrivé.

Le destin des juifs

Leurs deux points de vue sur le sionisme, les juifs et leur destin n’est pas identique. Pour Kessel, le « retour » en Palestine répond à une aspiration millénaire que chaque juif porte en lui. Londres, au contraire, ne croit pas que le destin des juifs du monde serait de s’y regrouper :

Si la terre ne se composait que de la France ou de l’Amérique, de l’Allemagne ou de l’Angleterre, il n’y aurait pas de sionisme. La voix des prophètes du retour ne parlerait qu’à des sourds. (…) Plaçons donc la question juive où elle est : en Pologne, en Russie, en Roumanie, en Tchécoslovaquie, en Hongrie. Là erre le Juif errant.

Avec humour il s’exclame :

J’ai fouillé la Judée, la Samarie, la Haute et la Basse Galilée. En vain j’ai gravi le mont Carmel et le mont Tabor, et le mont Gilboé ; en vain j’ai appelé dans la plaine de Jesraël ; en vain j’ai ramé sur le lac de Tibériade. “Enfin, montrez-moi un Juif, ai-je crié à la cantonade, un seul venant de France ; je n’en demande pas deux : un tout petit même me suffirait !” Ma voix resta sans écho. Aucun Juif n’est venu de France rebâtir le royaume de David.

Néanmoins, il exprime une sympathie pour l’entreprise sioniste nourrie par ses reportages sur le sort des juifs d’Europe de l’Est. Des 27 articles qu’il écrit, 19 l’ont été à partir de l’Europe, de Londres à Prague, de Budapest à Varsovie, de Transylvanie à la Galicie. Il y dépeint la misère insondable et les pogroms, l’antisémitisme et les ghettos.

Les juifs d’Europe orientale doivent être sauvés, mais pourquoi devraient-ils s’installer en Palestine ? Pourquoi ne devraient-ils pas essayer d’obtenir l’égalité dans leur pays, ainsi que le revendique le Bund, l’Union générale des travailleurs de Lituanie, de Pologne et de Russie, créée en 1897 et dont l’influence est large ? Londres, dont on connaît le peu de sympathie pour le bolchévisme, reconnaît que leur sort s’est amélioré sous le nouveau régime, même s’il prévient : « Les Juifs de Russie ? Ils savent qu’ils profitent d’une trêve. Tout régime qui succèdera au bolchevisme leur apportera la guerre. » Et s’ils doivent émigrer, pourquoi en Palestine ? Londres devait pourtant savoir qu’entre 1870 et 1927, plus de trois millions d’entre eux s’étaient installés aux États-Unis alors que seuls quelques dizaines de milliers choisiront la « Terre promise ».

Civilisation et modernité

Malgré leurs approches différentes, Kessel et Londres expriment une sympathie d’autant plus ardente pour le projet sioniste qu’ils sont convaincus que les colons apportent avec eux la modernité et la « civilisation ». Kessel semble s’extasier devant le pittoresque des indigènes :

Voici une cité arabe. Comme elle se marie bien au paysage. Ses maisons cubiques, ses terrasses épousent fidèlement la forme des collines sur lesquelles elles sont bâties. Point de recherche. Une sobre, une fluide conformité. Ses habitants font partie du décor. Lents, harmonieux, ils marchent avec une paresse dont ils font de la beauté. Leurs vêtements sont un étonnant ramassis de loques, mais le soleil les a si bien fanées que leurs couleurs deviennent douces et nobles et que ces bergers sordides ont la majesté de rois en guenilles.

Au contraire, poursuit-il,

Les villes et les hameaux juifs portent la marque de l’Occident, on serait même tenté de dire : de l’Amérique. Ils ont poussé vite, suivant un tracé primitif et brutal. La pluie, le soleil et le vent n’ont pu encore les teindre à l’unisson du paysage. Les colons, avec leurs pantalons de toile et leurs chemises ouvertes, font songer aux pionniers du Far West. Leur activité, leur ardeur au travail, leur soif de produire, tout cela semble heurter le calme horizon et le ciel immobile.

« Esthétiquement, conclut-il, l’Arabe, sans peine, l’emporte sur le Juif. » Mais c’est pour rajouter aussitôt :

Mais quelle rançon est payée par cette supériorité formelle ! Une stagnation sans espoir, la misère d’un pays qui fut fertile, le déboisement, les terres en friche, les marécages pestilentiels, le trachome qui rend aveugle, une proportion terrifiante d’enfants, un manque d’hygiène…

Londres, lui, dresse un parallèle entre la civilisation et… la jungle :

S’il faut reconnaître que les Arabes l’habitaient depuis des siècles et encore des siècles, il convient de publier qu’ils n’avaient pas achevé le travail, ils étaient là, comme sont dans la jungle les belles bêtes de la liberté.

Ainsi, la civilisation doit avancer inexorablement, brutalement, c’est le prix du progrès.

Les deux journalistes, comme leurs confrères français, font preuve d’empathie avec les colons. Ils saluent leur courage et leur détermination, qu’ils opposent au fanatisme des Arabes (en général réduits aux musulmans). Londres écrit, à propos des émigrants juifs :

Ils arrivaient le feu à l’âme. Dix mille, vingt mille, cinquante, cent mille. Ils étaient la dernière illustration des grands mouvements d’idées à travers l’histoire. La foi les transportait, non dans le divin, mais dans le terrestre. Ils venaient conquérir le droit d’être ce qu’ils étaient. Ce fut un beau spectacle. Des médecins, des professeurs, des poètes, s’attaquant au pays sauvage, prirent la pioche et prirent la pelle5.

Une révolte incompréhensible

On comprend leur difficulté à interpréter l’opposition grandissant des autochtones aux colons. Quelle est son origine ? Kessel trouve une réponse simple :

Ils (les paysans arabes) virent les ouvriers payés aux prix européens ; ils virent des hommes qui travaillaient aux champs réclamer leur dû. Des formules étranges de liberté, d’égalité étaient dans l’air. Qu’importait qu’elles fussent prononcées dans une autre langue ? Ces mots sont ceux que l’on comprend le plus vite. Les effendis sentirent leur pouvoir menacé. (…) Or, sur ceux qu’ils pressuraient, ils avaient l’influence que confère une longue domination. Ils les persuadèrent que les nouveaux venus allaient tout leur enlever et qu’il fallait les exterminer avant qu’ils ne fussent en force. La propagande réussit.

De l’Algérie à la Syrie — où une révolte éclata en 1925 —, le discours du colonisateur restait le même : seul le fanatisme religieux des masses, manipulées par des dirigeants féodaux, pouvait expliquer leur résistance aux « bienfaits » de la colonisation (à l’époque, la colonisation n’avait pas d’aspects négatifs).

Londres parvient à la même conclusion :

Plus la situation des Juifs s’affirmait en Palestine, plus les privilèges féodaux des chefs arabes se trouvaient menacés. Les temps étaient venus d’arrêter l’invasion juive. Il fallait, pour cela, exciter les fellahs (les serfs) que les Juifs, dans l’ordinaire de la vie, ne gênaient pas outre mesure. (...) Le fanatisme religieux serait seul capable de soulever la masse.

Colonialisme de peuplement

« Les Juifs, dans l’ordinaire de la vie, ne gênaient pas outre mesure… » Cette phrase résume l’aveuglement non seulement des journalistes qui firent le voyage en Palestine, mais de la grande majorité des commentateurs français de l’époque. Ils ne comprennent pas, ils ne voient pas, ce qui se joue là-bas : les populations font face, non pas à une simple occupation politique et économique comme dans la plupart des autres pays, de l’Inde à l’Afrique de l’Ouest, mais à une « colonisation de peuplement », dont la finalité est d’expulser les autochtones de leurs terres, voire de tout le territoire.

Comparant les exemples de l’Amérique du Nord et de l’Afrique australe, Leonard Thompson et Howard Lamar, professeurs à l’université de Yale, écrivent :

Dans les deux régions, les immigrants européens transportaient avec eux une attitude ethnocentriste profondément enracinée dans la culture occidentale. Ignorant les besoins des sociétés locales, ils croyaient qu’ils ne privaient leurs habitants de rien s’ils occupaient leur terre sur laquelle ils ne bâtissaient pas, qu’ils ne cultivaient pas ou sur laquelle ils ne faisaient pas paître leurs animaux. Quand ils privaient consciemment les populations locales de leurs ressources, ils supposaient qu’ils étaient en droit de le faire sous prétexte que les terres n’étaient pas suffisamment mises en valeur, ou que leurs coutumes les assignaient à la sauvagerie ou à la barbarie6.

Ni Kessel ni Londres n’ont vu ce processus d’expulsion des paysans palestiniens de leurs terres, pourtant déjà bien avancé. Par un changement décidé par la puissance mandataire du statut des terres publiques, qui les rendait disponibles à l’achat par le Fonds national juif ; par l’expulsion des fellahs des terres qu’ils cultivaient et que les sionistes avaient achetées à des propriétaires absentéistes ; par la mise en œuvre du mot d’ordre du « travail juif » qui forçait les propriétaires juifs à n’employer que des juifs7, on aboutit à jeter dans la misère des dizaines de milliers de paysans palestiniens. Ceux-ci deviendront la force motrice de la résistance au sionisme, résistance incompréhensible pour Londres comme pour Kessel, et pourtant simple à comprendre : chassés de leurs terres, les paysans se révoltent, en Palestine comme ailleurs.

Des Arabes invisibilisés

L’ignorance de Kessel et de Londres s’explique aussi par leurs contacts : pour l’essentiel, ils se limitaient aux colons et aux responsables de la puissance mandataire. Pour nombre de raisons, dont la langue, mais aussi la proximité culturelle : n’importe quel journaliste se rendant en Palestine disposait de contacts fournis par les groupes sionistes, auxquels s’ajoutaient les diplomates européens sur place. Par l’intérêt aussi, car le judaïsme et ses relations avec la Terre sainte, la Bible, fascinaient les observateurs — l’islam beaucoup moins8. Les Arabes sont présentés comme une masse indifférenciée, menaçante, souvent fanatique. Et lointaine, absente : comme Edward Said l’a montré, le colonisé est le grand muet de la pensée orientaliste9.

Si Kessel ne croisa les Arabes que de loin, Londres ne rend compte que d’un contact direct avec eux, un seul, après les émeutes de 1929, avec une dizaine de dirigeants arabes, dont la moitié de chrétiens. Ceux-ci n’ont pas de noms. La présence de ces derniers reste assez mystérieuse pour le lecteur qui n’a jamais entendu parler que de « protestations musulmanes », fanatiques bien sûr, au projet sioniste.

« De vouloir nous chasser…  »

L’un des leaders arabes lui explique, très raisonnablement, qu’il y a trois catégories de juifs en Palestine : ceux qui y sont venus pour des raisons religieuses ; « les juifs du Baron » (de Rothschild), qui ont acheté des terres : « ils font de l’agriculture non de la politique » ; et enfin les juifs de lord Balfour, les sionistes. Seule la troisième catégorie doit partir. De quoi les accusez-vous ? demande Londres. – « De vouloir nous chasser ! … De nous traiter en indigènes !... Voyons ! le monde ignore-t-il qu’il y a sept cent mille Arabes ici ? » Et le responsable fait un parallèle avec l’extermination des Indiens en Amérique du Nord. « Nous accusons l’Angleterre ! Nous accusons la France ! » Albert Londres semble surpris que les Arabes demandent l’annulation de la déclaration Balfour soutenue par les 52 Etats membres de la SDN et il ne s’interroge pas sur le fait que le destin d’un peuple puisse être réglé par des puissances étrangères. Pourtant, n’est-ce pas lui qui écrit qu’après la déclaration Balfour, « les Juifs débarquaient non comme mendiants, mais comme citoyens. Ils ne demandaient plus l’hospitalité, ils prenaient possession d’un sol. Ils n’y seraient plus des gens tolérés, mais des égaux » ? Pourquoi la population autochtone devait-elle accepter cette installation ? Au nom d’un texte religieux, aussi sacré soit-il ? Au nom de la « raison coloniale » ?

À chaque étape de l’évolution de « la question palestinienne », depuis la date de la déclaration Balfour, le 2 novembre 1917 — notamment dans les années 1947-1948 ou en 1967 —, la dimension « colonisation de peuplement » de l’entreprise sioniste restera largement absente des analyses. La grille d’analyse dominante demeurera celle de « la question juive » — notamment après le génocide —, et passera à côté d’une dimension essentielle de ce conflit vieux maintenant de plus d’un siècle.