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Israël n’est pas une démocratie occidentale . Entretien avec Eliezer Ben Rafaël

lundi 7 juillet 2008, par Amitié entre les peuples

http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-orient/israel-n-est-pas-une-democratie-occidentale_474058.html

propos recueilis par Marc Epstein,
L’Express mis à jour le 24/12/2007 11:12 - publié le 19/12/2007

Professeur de sociologie à l’université de Tel-Aviv, Eliezer Ben Rafaël estime que le projet des pères fondateurs fait l’objet, envers et contre tout, d’un consensus parmi les juifs.

La société israélienne est composée en majorité de migrants, et 1 habitant sur 5 n’est pas juif. Comment se construit son identité ?

Ce que l’idéologie sioniste appelle le « rassemblement des dispersés » représente l’un de nos principaux défis. Depuis la fin des années 1970, j’étudie les relations entre les différents groupes ethniques - Irakiens, Polonais, Roumains, Marocains, Arabes... La société israélienne est d’origine hétérogène - plus de 70 pays différents ! - mais elle aspire à former un ensemble unifié. Des processus de melting-pot sont à l’œuvre, mais chaque vague de migration impose une nouvelle période d’adaptation. Et la scène politique ne facilite rien.


Pourquoi ?

Les intérêts communautaires s’y expriment au grand jour. Voyez le Parlement : sur les 120 membres de la Knesset, autour d’une cinquantaine doivent leur siège au vote communautaire. C’est flagrant dans le cas des Arabes, naturellement, puisque 1 député sur 10 environ se présente sur des listes arabes. Mais le phénomène est répandu parmi les juifs, aussi. Les élus du parti Shas (orthodoxe) sont soutenus par les communautés issues d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient - ceux que nous appelons les mizrahis - en particulier dans les classes défavorisées. Par ailleurs, 10 ou 11 membres du Parlement ont été élus par les Russes. Les ultraorthodoxes - une communauté, à n’en pas douter - comptent six représentants. Les colons de Judée-Samarie, assimilables par leur mode de vie à une autre communauté, ont les leurs. Même les mouvements plus importants - le Parti travailliste, Kadima, le Likoud - comptent de nombreux représentants communautaires officieux.

Les Israéliens n’aiment guère reconnaître ces clivages. Pourquoi ?

Pour deux raisons. D’abord, la sécurité reste la priorité du plus grand nombre, et la menace est un fédérateur puissant. Ensuite, si le phénomène communautaire est très présent, il n’est pas au cœur du paysage politique. Il ne concerne guère les partis les plus importants, ni les leaders d’envergure nationale.

En quoi ce multiculturalisme est-il particulier ?

Israël est une société de migrants, comme les Etats-Unis, l’Amérique latine ou l’Australie. Mais chaque pays a sa propre histoire. Le nôtre a été créé par des élites qui venaient, en majorité, d’Europe centrale et orientale, et qui étaient animées par un projet révolutionnaire. Les pères fondateurs cherchaient à créer une antithèse de la diaspora. Ils voulaient changer leur identité et créer, dans cet Etat, ce qu’ils appelaient le « nouveau juif ». Cela supposait d’abandonner le yiddish en faveur de l’hébreu et de se livrer à des tâches longtemps interdites aux membres de la diaspora - le travail de la terre, etc. Les fondateurs étaient des ashkénazes qui se sont, si j’ose dire, « désashkénaïzés » ! Aujourd’hui, le cœur de la classe moyenne maintient cet héritage laïque ; l’observance religieuse n’y est pas perçue comme une norme à imposer au plus grand nombre. Et les Marocains ou les Yéménites intègrent sans problème cette classe moyenne. Les réflexes communautaristes s’édulcorent au fur et à mesure que les individus sont socialement mobiles. Ou qu’ils s’embourgeoisent, en quelque sorte.

Quelle est la part de la classe moyenne ?

Prenez le salaire moyen et ajoutez environ 10%. Vous avez alors de 40 à 45% de la population.

Que reste-t-il du projet des pères fondateurs ?

En apparence, pas grand-chose. Une majorité d’Israéliens aspire de toutes ses forces à une société de consommation à l’occidentale, les kibboutz ne sont plus le foyer d’exigence qu’ils étaient et il y a un abîme entre la Haganah d’autrefois et l’armée d’aujourd’hui. Alors que les pères fondateurs exaltaient le travail de la terre, l’agriculture représente désormais moins de 3% de l’économie nationale : le high-tech, l’industrie du diamant et celle de l’armement fournissent nos principales exportations. Que reste-t-il, alors ? Nous continuons à nous définir comme un « Etat juif » et notre porte reste ouverte aux juifs du monde entier. Pour 95% de la population juive, ce principe fait consensus. En d’autres termes, nous nous normalisons... mais sans aller jusqu’à perdre notre judéité. Toute l’entreprise israélienne repose sur le caractère juif du pays.

Israël n’est-il pas, par essence, un projet communautaire ?

Les juifs israéliens ne se voient pas ainsi. Ils se considèrent non comme une communauté juive dans le Moyen-Orient, mais comme une nation juive dans le monde juif. Les critères de participation à la communauté nationale sont transmis par la tradition et, pour cette raison, les juifs ne peuvent se définir facilement par le nationalisme. Le fond de cette problématique est dans l’origine de la judéité elle-même, quand religion et peuple étaient un. Dans la tradition juive, la dispersion est définie en termes d’exil. Le sionisme, en ce sens, est une réponse laïque à un problème religieux qui, dans un contexte juif, s’apparente à un problème national ! Un juif peut dire qu’il n’est pas religieux, ou qu’il est athée, mais il lui est difficile de dire qu’il n’a pas de religion. La continuité du projet des fondateurs est dans cette tension entre les juifs (comme nation) et la judéité (comme religion).

D’où l’absence de Constitution ?

Oui. Aucune formulation ne fait l’unanimité. C’est fâcheux car, dans une démocratie, en principe, on connaît les termes du contrat. Mais Israël n’est pas une démocratie occidentale.

Qu’est-ce à dire ?

En Occident - France, Royaume-Uni, Etats-Unis - la démocratie s’est développée dans des sociétés où une philosophie et une réflexion libérales étaient préexistantes : je songe aux Lumières, par exemple. Dans un pays tel que le Japon, en revanche, le système démocratique a été importé, et le libéralisme est apparu au fil du temps. Israël appartient à cette deuxième catégorie. Les pères fondateurs étaient des révolutionnaires et des guerriers, qui venaient de Russie, de Pologne, de Roumanie. A présent, si le régime est démocratique, ses acteurs ne l’ont pas toujours été, et le libéralisme, au sens anglo-saxon, ne s’établit que progressivement.

Que signifie le libéralisme, au sens où vous l’entendez ?

Le libéralisme, c’est quand les individus sont autonomes et pleinement libres dans leurs choix. En Israël, le défi consiste à accorder un maximum de démocratie et de libertés dans un Etat qui reste, par nature, un « Etat juif ». Or, pour un pays, être « juif » et « démocratique », cela n’a rien à voir. C’est contradictoire, même, et les non-juifs israéliens en savent quelque chose.

Le communautarisme représente-t-il, à terme, une menace pour Israël ?

Si les divergences identitaires se perpétuent, la convergence culturelle l’emporte, même chez les non-juifs. Les Arabes israéliens se décrivent désormais comme des Palestiniens et je les comprends parfaitement : quand Israël a des différends avec Washington, de nombreux Israéliens comptent, dans leur for intérieur, sur le « lobby juif » américain. Dans le cas des Arabes comme dans celui des juifs, un réflexe identitaire est à l’œuvre. Mais les uns et les autres, envers et contre tout, se considèrent comme des Israéliens. Un autre exemple ? Les ultraorthodoxes refusaient, dans les années 1950, de s’exprimer en hébreu, car c’était la langue sacrée ; à présent, tous leurs journaux ou presque sont publiés dans cette langue. Eux qui personnifient l’antisionisme, ils ont constitué en Israël la plus grande communauté ultraorthodoxe dans le monde ! Quant aux Russes, ils emploient de plus en plus l’hébreu, même s’ils restent attachés, comme il se doit, à leur culture d’origine. Les Israéliens peuvent s’entre-déchirer, et ils ne s’en privent pas, mais ils s’affirment israéliens. Et ils ont raison, car ils possèdent une identité propre. Montrez-moi un autre pays qui est parvenu à intégrer, sans drame, 20% de sa population en dix ans ! Le consensus demeure sur le projet - à savoir, un Etat juif.

Dans une économie mondialisée, marquée par le retour du religieux, le cas israélien a-t-il quelque chose à nous apprendre ?

Oui : l’importance de la scène politique dans l’émergence et l’établissement du multiculturalisme. C’est un sujet de réflexion pour la France, sans doute : les politiciens y ont longtemps évoqué l’ « idéal républicain », sans toujours prendre en compte les réalités concrètes.