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Halte-là ! Faire échec à un pouvoir dangereux E Plenel (Médiapart)

vendredi 15 octobre 2010, par Amitié entre les peuples

Halte-là ! Faire échec à un pouvoir dangereux

Edwy Plenel (Mediapart-22-09-2010)

http://www.mediapart.fr/journal/france/220910/halte-la-faire-echec-un-pouvoir-dangereux

Ce pouvoir est prêt à tout pour durer, y compris à exploiter la menace terroriste pour s’imposer au pays. Des Roms expulsés aux attentats annoncés, la folle accélération de l’agenda présidentiel depuis qu’a surgi l’affaire Bettencourt est une alerte définitive pour tous les opposants à une présidence qui renie notre République démocratique et sociale. Ce n’est pas en 2012 qu’ils ont rendez-vous avec le pays mais maintenant : seule la mise en échec aujourd’hui de ce pouvoir incendiaire, grâce à une mobilisation massive de la société, peut garantir un sursaut électoral demain.

Sinon, le pire n’est pas exclu. Car nous n’avons peut-être encore rien vu. Peut-être qu’il ne suffit plus à cette présidence d’avoir appauvri la nation au profit de ses clientèles oligarchiques et d’avoir privatisé la République jusqu’en ses menées policières. Peut-être qu’il lui faut maintenant aller encore plus loin dans la transgression, la fuite en avant et la perte de repères, pour cette simple raison que son imposture et son échec sont devenus trop visibles. Peut-être qu’elle compte désormais sur la violence des événements pour légitimer durablement sa propre violence politique et sociale, ancrer dans la réalité cette pédagogie hystérique qui est sa marque de fabrique, traduire en actes définitifs son incessante brutalisation de la société. Peut-être qu’elle attend, tout simplement, un attentat.

Oui, un attentat. Ou, tout au moins, son ombre et sa crainte – et mieux vaudrait, évidemment, que ce ne soit que cela. Car l’horloge du sarkozysme est devenue une machine infernale qui n’annonce que tensions et violences, exacerbations et virulences, peurs et craintes. Nous eûmes donc, en quelques jours à peine, la contre-réforme des retraites imposée à la hussarde en même temps que de nouvelles régressions de l’Etat de droit, notamment pour les étrangers ; une opposition parlementaire brutalement privée de parole, démunie et désemparée, en son lieu d’expression naturel, l’Assemblée nationale ; la presse espionnée dans son travail légitime d’information du public alors même que la justice reste en partie entravée dans l’affaire Bettencourt ; les confédérations syndicales et partenaires sociaux ignorés et humiliés malgré leur unanime protestation ; l’Europe transformée en bouc émissaire d’un nationalisme xénophobe initié par l’Etat français, à l’encontre d’un peuple européen, hier victime du génocide nazi, les Roms ; la magistrature accablée et dépréciée au grand dam de la garde des Sceaux par un ministre de l’intérieur lui-même condamné pour injure raciale, etc.

Et voici maintenant que débarque la menace terroriste dont on imagine aisément qu’elle est une invite à clore les querelles, oublier les différends et taire les revendications. La séquence offerte la semaine passée par ce pouvoir hors de ses gonds a été si folle qu’on n’a pas immédiatement prêté attention au surgissement de ce nouveau refrain, entonné crescendo par les zélotes de cette présidence. Que l’on s’entende bien : il n’est pas exclu que cette menace soit bien réelle et nous n’osons croire qu’on puisse, en haut lieu, l’exagérer. Mais ce qui est inhabituel, c’est sa mise en scène, organisée et planifiée, autour de quelques acteurs du premier cercle présidentiel. En ces matières, il n’est pas fréquent d’entendre un pouvoir diffuser alarme, inquiétude et angoisse parmi ses administrés au lieu de les rassurer par sa sereine détermination. De plus, le recours fréquent de cette présidence aux diversions insécuritaires, illustré cet été par le discours de Grenoble et par la chasse aux Roms, autorise que l’on interroge cette brusque médiatisation d’une montée des périls.

La politique de la peur

Le samedi 11 septembre - la date ne doit évidemment rien au hasard -, Bernard Squarcini, patron de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), était autorisé à accorder un grand entretien au Journal du dimanche, pour y assener un seul message, alarmiste : « La menace n’a jamais été aussi grande », le policier de confiance du président de la République n’hésitant pas à confier son inquiétude pour « les semaines ou les mois » à venir. Cinq jours plus tard, le jeudi 16 septembre, Brice Hortefeux, le ministre de l’intérieur dont il dépend, se saisissait d’une fausse alerte à la tour Eiffel pour organiser sur place une conférence de presse, avec le même message, le tic-tac de la bombe à retardement s’étant entre-temps emballé : « La menace s’est réellement renforcée ces derniers jours et ces dernières heures. » Deux jours encore, et le samedi 18 septembre, dans l’édition du week-end du Monde, M. Squarcini passait à son tour du futur au présent : « La France est sous le coup d’une menace terroriste majeure », ce que confirmait son ministre, le lundi 20 septembre : « La menace est réelle, notre vigilance est renforcée. »

Il y a la menace et il y a son usage : le terrorisme islamiste est une réalité, laquelle peut appeler des traitements et des ripostes différents, voire opposés. Depuis l’aventure américaine de l’administration Bush, nous sommes prévenus : il est des remèdes pires que les maux qu’ils prétendent guérir. Des remèdes qui aggravent les périls, accentuent les tensions, affaiblissent les démocraties et fragilisent leurs sociétés. Exploitant les attentats du 11 septembre 2001 comme une occasion divine, fondée sur un mensonge d’Etat (les armes de destruction massive), ouverte par une atteinte aux libertés fondamentales (le Patriot Act), légitimant la pratique de la torture et reniant le droit international (avec Guantanamo pour symbole), entraînant l’invasion d’un pays souverain (l’Irak), cette fuite en avant guerrière pèse toujours sur l’état du monde et entrave lourdement la présidence Obama. Le débat américain lui a donné un nom : une « politique de la peur » (politics of fear) qui exploite la menace qu’elle prétend conjurer, qui l’alimente au lieu de la juguler, qui entretient des dangers extérieurs dont elle fait les meilleurs alliés de sa politique intérieure, autoritaire et répressive.

Dans l’actuel cas français, le pouvoir sarkozyste n’a cessé de jouer avec le feu de la planète au lieu de chercher, sinon à l’éteindre, du moins à l’apaiser. Symbolisée par le discours présidentiel de Dakar dès 2007, son abyssale incompréhension de la diversité et de la complexité d’un monde global et interdépendant n’a cessé de se traduire par une diplomatie aussi imprévoyante qu’inconstante, prétentieuse qu’irresponsable, agressive qu’inconséquente. Rien pour s’attaquer aux causes de la violence et assécher le terreau du terrorisme, notamment dans un Sahel misérable dont le riche sous-sol est exploité par des entreprises françaises. Tout, en revanche, pour diaboliser l’islam en plaçant son extrémisme ultra-minoritaire au centre du débat public et des urgences politiques, comme l’illustre l’adoption, le 14 septembre, d’une loi interdisant le voile intégral dans l’espace public. Sans parler, évidemment, du maintien de l’engagement militaire français dans le bourbier afghan, du faible engagement politique sur le dossier israélo-palestinien et, en revanche, du fort engagement en forme de surenchère verbale sur le dossier iranien.

Mediapart l’a très tôt documenté, sonnant l’alarme à contre-courant, mais c’est aujourd’hui un constat largement partagé : rencontre d’institutions dangereuses, en raison de leur déséquilibre consubstantiel favorable au pouvoir personnel, et d’un personnage excessif, refusant toute limite à son désir de puissance, cette présidence est dangereuse. Comme l’avait montré le précédent des émeutes de 2005, quand Nicolas Sarkozy était ministre de l’intérieur, elle est capable d’appeler la violence pour s’en servir comme d’un levier. Pompier incendiaire, elle carbure à la prophétie auto-réalisatrice : favorisant les menaces qu’elle brandit, suscitant la violence qu’elle réprime, enflammant les haines qu’elle exploite. De ce constat découle une conclusion logique : il faut l’arrêter maintenant. L’empêcher, l’entraver, la bloquer. L’obliger à reculer, la contraindre à faiblir. Sinon rien n’est exclu, et certainement pas le pire...

L’opposition comme un corps sans tête

Si l’on joue ici les Cassandre, c’est par réalisme. L’opposition de gauche, notamment socialiste, croit qu’elle a le temps. Qu’il lui suffit d’attendre patiemment 2012 pendant que journalistes indépendants, magistrats courageux et syndicalistes déterminés font le travail à sa place. Car, après tout, le discrédit du pouvoir dans l’opinion n’est guère de son fait, tant elle n’est pas encore en ordre de marche, ni rassemblée sur un programme, ni unie autour d’un leader, ni toujours déterminée dans l’action immédiate. Pivot inévitable de cette opposition, le Parti socialiste croit que le temps est son allié, alors que c’est celui du pouvoir qui, loin de gouverner avec efficacité, est déjà entré en campagne, avec brutalité. Du coup, la gauche joue la montre, quand il parie sur l’urgence. Elle feuillette tranquillement le calendrier, alors qu’il ne cesse d’imposer son agenda. Elle se berce de fictions sondagières, tandis qu’il travaille le pays réel.

Car, pendant que la gauche de gouvernement prend son temps, tout son temps, supputant les désirs présidentiels des uns et des autres, s’enfermant dans les délais tardifs des primaires socialistes, pariant sur la victoire en 2012 comme s’il s’agissait d’un placement boursier, le pire s’installe, mine la société, ruine ses solidarités, la divise et la démoralise. En profondeur, le pays le sait et le sent. Dans la diversité de ses sensibilités politiques et de ses conditions sociales, le peuple comprend l’inédit et la gravité de la situation. S’il en fallait un seul exemple, le sursaut chrétien du mois d’août l’a fourni : « De quel prix faisons-nous payer nos sécurités ? », ont demandé évêques et pasteurs qui voyaient bien qu’une frontière symbolique, inscrite depuis 1945, tombait sous nos yeux, entre le soupçon jeté par le président lui-même à Grenoble sur les Français « d’origine étrangère » et la stigmatisation officialisée par des circulaires administratives (« en priorité les Roms ») d’une collectivité humaine, de personnes, enfants et adultes mêlés, à raison de leur seule origine, de leur seule naissance.

Mais ce profond sursaut, illustré par les mobilisations démocratiques et sociales des 4 et 7 septembre, est encore comme un grand corps empoté, un vaste corps sans tête ni direction, un mouvement qui ne sait où il va, faute d’avoir le sentiment que les forces politiques concernées sont déterminées à agir, toutes ensemble, sans divisions ni sectarismes, dès maintenant. Tandis que ce pouvoir ne s’interdit rien, l’opposition hésite, soupèse et tergiverse. De la justice aux médias, des questions sociales aux sujets démocratiques, de la corruption des principes républicains à la rupture des solidarités européennes, la politique de cette présidence est pourtant devenue une incessante pédagogie de la violence. Or on ne fait pas cesser cette violence, et les dégâts concrets qu’elle provoque, en se mettant à l’abri. Pas plus qu’on ne saurait parier sur son épuisement, tandis qu’elle accumule les ravages. Seul un rapport de force peut faire reculer cette violence politique, cette politique violente. Seule une détermination massive, unie, générale et profonde, aussi forte que paisible, aussi puissante que tranquille, peut en imposer à ce pouvoir qui n’est fort que de la faiblesse de ses oppositions et qui ne cesse de projeter ses propres peurs sur la France.

Attendre, ne penser qu’au coup d’après en calculant ses intérêts électoraux, c’est prendre le risque qu’un point de non-retour ne soit atteint, dans une régression démocratique et sociale qui ferait de la France, bien plus que de l’Italie berlusconienne, le laboratoire où s’invente une nouvelle forme de pouvoir, alliant oligarchie économique, autoritarisme politique et fiction idéologique. Découvrant dans les années 1830 la démocratie dans son atelier américain, Alexis de Tocqueville n’avait pas exclu l’avènement d’un despotisme nouveau, à l’abri des apparences démocratiques : une « tyrannie douce », supposait-il, exercé par « un pouvoir immense et tutélaire » qui « ne détruit point, [mais] empêche de naître ». « Il ne tyrannise point, poursuivait-il, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. » Et de conclure : « Dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent. »

Le droit de résistance à l’oppression

Or c’est en pensant à « cette tyrannie douce dont parlait Tocqueville » que le seul homme d’Etat français à avoir toujours réfuté notre présidentialisme délétère expliquait ceci, qui résume le rendez-vous que notre société a, aujourd’hui même, avec son exigence démocratique : « La démocratie, c’est beaucoup plus que la pratique des élections et le gouvernement de la majorité : c’est un type de mœurs, de vertu, de scrupule, de sens civique, de respect de l’adversaire ; c’est un code moral. » Dans les années 1970, Pierre Mendès France lançait cette mise en garde dans une critique de « la personnalisation du pouvoir », celle-là même qui, en contaminant avec François Mitterrand la gauche socialiste, allait affaiblir la République. Il en appelait à ce « jour où le peuple prend conscience de son droit et des voies qui lui sont ouvertes, où il choisit les bases nouvelles de son existence », ce jour-là, rappelait-il, « il les impose partout ».

En d’autres termes, résister, c’est aussi inventer. Protester, c’est aussi créer. La réponse au sarkozysme ne viendra pas d’en haut, de tel appareil politique ou de tel candidat miraculeux : elle est d’abord notre affaire, dans l’expression concrète de ce qui n’est plus tolérable, de ce qui est insupportable. Car, à l’inverse, insistait Mendès France, « choisir un homme, fût-il le meilleur, au lieu de choisir une politique, c’est abdiquer. Encourager la Nation à croire que tout sera résolu par un homme, sans qu’elle intervienne elle-même, sans qu’elle choisisse et décide, c’est donner aux mauvais politiciens une chance inespérée, c’est les protéger de la seule puissance susceptible de les faire reculer, celle d’un peuple qui a opté entre les solutions et les propositions et qui entend les faire respecter et se faire respecter ».

Le temps est venu d’honorer cette lucidité trop oubliée, de faire vivre au présent cette espérance passée. L’ambition énoncée par Pierre Mendès France est un retour aux sources des authentiques radicalités républicaines, celles qui ont permis, par les luttes, les mobilisations et les combats, d’inventer une République démocratique et sociale. Or nous savons bien, notamment tous ceux qui ont vécu les espoirs puis les chagrins de la gauche à la fin du siècle passé, que si nous en sommes arrivés là, obligés d’assister au spectacle de notre déchéance républicaine, c’est parce que cette exigence fut délaissée au profit des compromis carriéristes et des corruptions sociales, de la quête des places et du souci des postes, dans le sacrifice des idéaux aux intérêts. Oui, il est vraiment temps que, dans sa diversité qui peut rallier bien au-delà de la seule gauche partisane, l’opposition politique nous montre qu’elle est déterminée à défendre dès aujourd’hui nos idéaux sans calculer ses intérêts pour demain.

Mais il est surtout temps que la société, c’est-à-dire nous tous, chacun à la mesure de ses moyens, à sa place et à sa façon, que la société donc s’empare de ses droits, de son droit à avoir des droits, de son droit à faire valoir le droit. Et notamment de ce droit fondamental du peuple souverain énoncé par l’actuelle Constitution, via la Déclaration des droits de l’homme de 1789 qui, en son article 2, rappelle que ces droits naturels sont « la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ». Et si le droit de résister à l’oppression est énoncé en dernier, c’est évidemment parce qu’il garantit les premiers. Ici, le précédent historique de la Résistance au nazisme ne saurait faire écran, empêchant toute invocation de ce droit à la résistance dans le contexte actuel, évidemment sans commune mesure. Bien au contraire, Condorcet, dont on ne saurait faire un révolutionnaire extrémiste mais plutôt un républicain conséquent, fut invité, en février 1793, à définir ce droit de résistance à l’oppression : « Il y a oppression, expliquait-il, lorsqu’une loi viole les droits naturels, civils et politiques qu’elle doit garantir. Il y a oppression lorsque la loi est violée par les fonctionnaires publics dans son application à des faits individuels. Il y a oppression lorsque des actes arbitraires violent les droits des citoyens contre l’expression de la loi. »

Il suffit de suivre l’actualité, et désormais, c’est un fait heureux, pas seulement sur Mediapart, pour constater que nous y sommes. A des droits et des lois violés ainsi qu’à des lois qui violent les droits. Et si nous y sommes, notre devoir est de résister, tous ensemble, maintenant