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Dominations, discriminations, inégalités, Quelles luttes de classes aujourd’hui ? Pierre KHALFA

jeudi 22 février 2018, par Amitié entre les peuples

Dominations, discriminations, inégalités,
Quelles luttes de classes aujourd’hui ?

Pierre Khalfa

Ce texte est issu d’une intervention faite au Forum Marx 2018 organisé par le journal l’Humanité.

Partir de la question des discriminations, des dominations et des inégalités pour essayer de répondre à la question « quelles luttes de classes aujourd’hui » suppose d’aborder un point central de la pensée marxiste, celle du sujet de la transformation sociale, du sujet de l’action collective, c’est-à-dire, pour utiliser la terminologie marxiste, de reprendre la réflexion sur le sujet révolutionnaire. Pour cela, il faut partir de Marx, mais aussi rompre, au moins en partie, avec lui. Ce qui nous intéresse ici est d’ailleurs moins Marx lui-même dont la pensée complexe, quelquefois contradictoire, ne se laisse pas réduire à un aspect, que le « marxisme historique », c’est-à-dire la façon dont la pensée de Marx fut comprise et construite dans une orthodoxie qui fut, avec des variantes certes non négligeables suivant les courants, dominante dans le mouvement ouvrier.

Quel sujet de la transformation sociale ?

Pour Marx, l’acteur du changement social est défini a priori par sa place objective dans la structure sociale. Il s’agit, comme on le sait, du prolétariat par la place qu’il occupe dans les rapports de production. C’est une condition nécessaire – « classe en soi » - mais pas suffisante pour faire de ce dernier un sujet révolutionnaire, « classe pour soi ». Pour le devenir, il doit acquérir une conscience de classe, c’est-à-dire dépasser ses intérêts immédiats pour embrasser ses intérêts historiques, la perspective du communisme. Le rôle du prolétariat comme sujet révolutionnaire a donné lieu d’ailleurs à des débats sans fin sur le passage de la « classe en soi » à « la classe pour soi » avec des réponses diverses allant du substitutisme le plus total – le parti est la classe - au spontanéisme le plus débridé, sans que jamais une réponse satisfaisante ne soit réellement trouvée. Cette transformation prend d’ailleurs quelque fois chez Marx l’apparence d’un simple acte de foi essentialiste. Ainsi, nous dit-il avec Engels dans La Sainte Famille, « Peu importe ce que tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier imagine momentanément comme but. Seul importe ce qu’il est et ce qu’il sera historiquement contraint de faire en conformité de cet être ».

Quoi qu’il en soit, l’idée que seul le prolétariat, réduit très rapidement à la notion sociologique de classe ouvrière, peut être l’instrument du renversement du capitalisme et de la construction d’une société sans classes a été historiquement largement dominante. Cette conception pose de nombreux problèmes. Tout d’abord, elle ne se vérifiera que très partiellement, la paysannerie comme de nombreuses couches urbaines ayant joué – dans des configurations très différentes d’une situation à l’autre – un rôle déterminant dans les processus révolutionnaires. De plus, dans les pays où le salariat est dominant, il a pu y avoir des affrontements parfois très importants opposant la classe ouvrière au patronat et à l’État, mais ces affrontements ne se sont quasiment jamais transformés en processus révolutionnaires.

Ces remarques sont de nature contingentes - ce n’est pas parce que quelque chose ne s’est pas passé que cela ne se produira pas dans l’avenir - même si le recul historique leur donne une certaine validité. Elles sont donc insuffisantes pour invalider ce point de vue. D’autres éléments sont plus fondamentaux. De cette conception a découlé une hiérarchisation des combats et des priorités. Le féminisme, les questions environnementales, la lutte contre le racisme ou les intellectuels seront ainsi historiquement subordonnés à la question sociale et aux organisations qui la représentent. Or, il existe dans la société une multiplicité d’oppressions et de dominations croisées qui se renforcent réciproquement et qui ne peuvent se réduire à la seule opposition capital/travail, même si cette dernière reste cruciale. Une même personne peut à la fois être exploitée par le capital, opprimée par d’autres exploités ou en opprimer d’autres et prise dans des configurations discriminantes. L’appartenance de classe ne suffit donc pas à déterminer l’identité des individus, leurs comportements et leurs priorités.

Cette situation n’est certes pas nouvelle mais elle surgit avec force sous l’impact de deux éléments. Tout d’abord, la disparition d’un projet de transformation sociale lié organiquement au prolétariat suite à l’échec des processus révolutionnaires du siècle précédent et à l’expérience du « socialisme réellement existant ». La force d’un imaginaire social porteur de « lendemains qui chantent », le communisme, avait permis de mettre, de fait, sous le boisseau toute une série de contradictions qui sont aujourd’hui en pleine lumière.

Le second élément renvoie aux luttes de classes elles-mêmes et aux transformations du capitalisme. Dans la vision de Marx – et cela était vrai à son époque – le prolétariat est triplement dominé (économiquement, idéologiquement et politiquement). Il n’est rien et doit donc devenir tout. Il ne possède rien et n’a que sa force de travail à vendre. Il n’a donc que ses chaines à perdre. Or la lutte de classes va profondément transformer cette situation. Par ses combats, la classe ouvrière a été capable d’imposer aux classes dirigeantes l’existence d’éléments d’émancipation au sein même de la société capitaliste comme par exemple la sécurité sociale, le droit du travail, les services publics, toutes choses constituant une propriété sociale selon l’expression du sociologue Robert Castel, qui échappent au moins partiellement à la logique capitaliste. De plus, l’existence des SCOP, le renouveau des communs, en particulier dans le numérique, montrent aussi que la stricte logique marchande peut être battue en brèche. Ces éléments sont certes fragiles, remis en cause régulièrement, dépendant des rapports de forces, mais ils n’en subsistent pas moins, même difficilement, et peuvent malgré tout se développer. Le prolétariat, devenu salariat, n’est pas rien et n’a donc pas à se poser comme problème de savoir comment devenir tout.

De plus, la domination du capital ne se réduit plus à la sphère des rapports de production mais vise la société tout entière avec la volonté d’étendre le règne de la marchandise à tous les aspects de la vie sociale et à la vie elle-même. Les transformations du capitalisme entrainent donc une multiplicité d’antagonismes qui sont autant de terrains d’affrontement avec la logique marchande et il n’y a aucune raison, a priori, de privilégier politiquement les combats ayant lieu dans les rapports de production. Dans le combat émancipateur, des orientations et des pratiques différentes peuvent donc tout à fait cohabiter, des voies multiples être explorées, des terrains disparates occupés. Lutter par exemple pour le développement du commerce équitable, les droits des femmes, l’abolition de la dette, les taxes globales, les droits sociaux, les normes écologiques… n’est pas en général le fait des mêmes acteurs, mais peuvent participer d’un « mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses » selon la définition que Marx donnait du communisme dans L’idéologie allemande. Un mouvement d’émancipation ne peut donc être que « non classiste » et hétérogène. On ne peut plus définir a priori le sujet de la transformation sociale, un « sujet révolutionnaire », et l’existence d’un tel sujet, dont la figure sera multiple, sera le produit du processus de transformation sociale lui-même.

Cela ne veut évidemment pas dire que le rapport capital/travail soit devenu secondaire, ni que les salarié.es ne sont plus exploité.es. Le capitalisme repose toujours sur l’exploitation du travail. Mais il ne se réduit pas à l’exploitation du travail et nombre de dominations et d’oppressions ne peuvent être réduites à la domination du capital. On ne peut donc pas hiérarchiser les formes de domination et d’oppression. Il y a des terrains d’affrontements différents avec des acteurs qui se configurent différemment suivant ces terrains et les circonstances. L’articulation et la convergence entre ces terrains et ces acteurs ne seront pas spontanées et relèvent d’un processus de construction politique.

Des problèmes nouveaux à résoudre

Cette situation nous livre des problèmes nouveaux à résoudre. Comment construire une cohérence stratégique si aucun acteur particulier (le prolétariat, le parti, etc.) ne peut la donner a priori, comment construire un projet d’émancipation qui tienne compte de la multiplicité croisée des oppressions ? Il nous faut travailler de façon nouvelle la question des alliances et des convergences de telle façon que les antagonismes qui en sont le produit puissent être résolus et non pas ignorés ou pire niés. Il faut en particulier traiter quatre questions (l’ordre d’exposition n’implique aucune hiérarchie) qui ne sont pas exclusives d’autres.

La question écologique. La crise écologique est certes engendrée par le capitalisme productiviste. Elle est aggravée dans la phase néolibérale actuelle. Mais s’y attaquer sérieusement soulève des contradictions nouvelles qui renvoient aux problèmes posés par les reconversions nécessaires de l’emploi et à la remise en cause de notre mode de vie.

La question du racisme. Quelle réponse face à la montée du racisme et de la xénophobie dans un contexte marqué par la persistance d’un imaginaire colonial qui reproduit en permanence des discriminations ? Au-delà du débat autour de l’expression « racisme d’État », comment combattre un racisme institutionnel, structurel qui se combine avec un racisme multiforme dans la société elle-même ? Il ne peut y avoir de mouvement d’émancipation sans l’auto-organisation des populations discriminées et de leurs combats.

La question du salariat. L’emploi stable représentent encore en France l’énorme majorité du salariat. Mais la précarité se développe et touche massivement la jeunesse et les femmes. Les salariés stables voient leurs droits rognés en permanence avec la menace d’y tomber. Le discours néolibéral vise à opposer les stables (les insiders) aux précaires (les outsiders) pour amener les premiers dans la condition des seconds. Le développement des luttes des précaires, leur auto-organisation est une condition pour construire une convergence avec la lutte des travailleurs stables.

L’oppression des femmes. Dans les pays capitalistes développés, les mouvements des femmes ont marqués des points politiques considérables. Pourtant, le problème de la domination patriarcale demeure. La mise à jour de l’ampleur des violences quotidiennes faites aux femmes montre la persistance des stéréotypes de la représentation des femmes dans l’imaginaire masculin. De plus, si l’égalité des droits est un fait acquis dans ces pays, l’égalité réelle tant d’un point de vue économique, politique que symbolique est loin d’être réalisée.

Le développement de mouvements spécifiques à ces différents terrains avec leurs propres objectifs est une nécessité si nous voulons répondre aux problèmes posés. Mais reste la question de la convergence et des alliances entre des mouvements qui ne se situent pas sur les mêmes terrains d’affrontement, ce qui par ailleurs pose de façon renouvelée le rôle d’une organisation politique. L’hétérogénéité des situations ne se laisse pas réduire à une opposition binaire que ce soit capital vs travail, blancs vs racisés ou peuple vs oligarchie. Ces oppositions existent, mais en rester là ne permet pas de construire un projet d’émancipation pour toute la société. Un tel projet n’est pas simplement un programme de mesures concrètes tel que l’a été L’humain d’abord pour le Front de gauche ou L’avenir en commun pour la France Insoumise. Ces programmes sont indispensables car ils concrétisent des batailles politiques, mais ils ne suffisent pas. Un projet, c’est avant tout un horizon, une perspective d’avenir qui suscite l’enthousiasme, permet à l’espérance de naître et de résister aux vents contraires, comme l’a pu être à son époque l’idée communiste. Il s’agit donc d’un nouvel imaginaire social émancipateur qui permet de sublimer les combats particuliers. La formation d’un tel imaginaire ne se décrète évidemment pas. Elle ne peut être qu’une création inédite, le produit de luttes sociales, de victoires, même partielles, d’espoirs qui petit à petit prennent le dessus sur la résignation dessinant ainsi l’horizon d’une société à advenir.