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Deux écoles de pensée en épistémologie et dépassement.

vendredi 30 décembre 2016, par Amitié entre les peuples

Deux écoles de pensée en épistémologie et dépassement.

Source :

LE DARWINISME SOCIAL EN FRANCE (1859-1918) | Jean-Marc Bernardini

Chapitre 2. Le darwinisme social : un objet historique difficilement identifiable ? - CNRS Éditions

http://books.openedition.org/editionscnrs/1702?lang=fr

Globalement, deux écoles de pensée s’affrontent en histoire des sciences :

Les partisans d’une histoire « internaliste » des sciences ou d’une histoire traditionnelle, et il faut bien le dire datée, pour qui l’évolution d’une discipline ne peut être comprise que de l’intérieur du champ disciplinaire et à partir de ses problèmes internes et spécifiques. En France, Alexandre Koyré fut par le passé un représentant offensif de cette thèse de l’autonomie de la logique scientifique. « La science, écrit-il, celle de notre époque comme celle des Grecs, est essentiellement « theoria », recherche de la vérité, et [...] c’est seulement en fonction de ses propres problèmes, de sa propre histoire qu’elle peut être comprise par les historiens. » (Koyré : 1966, p. 360)

Le second courant de pensée, plus contemporain, est favorable à une histoire « externaliste » des sciences et s’oppose à la surestimation des facteurs intellectuels dans l’évaluation des progrès scientfiques. Il considère que la logique interne du progrès scientifique est sans cesse défiée et fécondée par un savoir technique tributaire d’un système technique lequel subit les pressions du système social, économique et politique. Des historiens des sciences et des techniques comme Bertrand Gille (1978, pp. 37-38, 1119-1120) ou François Caron (1985, p. 157) préfèrent développer l’idée d’un progrès scientifique fruit des interrelations complexes entre un système scientifique, un système technique et le contexte culturel, économique, social et politique.

61Cette mise en parallèle est sans doute schématique et abusive puisque manifestement depuis quelques années -vraisemblablement en raison de la violente accélération contemporaine des découvertes scientifiques et des innovations techniques - une position consensuelle ou du moins un glissement d’une conception internaliste de l’histoire des sciences vers une histoire externaliste plus globalisante et selon une modélisation systémique semble s’esquisser. Corollairement, selon les actes d’un colloque international récent, cela peut se traduire par une compétition entre divers champs disciplinaires : la philosophie internaliste des sciences est actuellement fragilisée par l’extension croissante de la sociologie de la connaissance scientifique (voir Boudon : 1994, pp. 17-43).

11 Kuhn : 1983, p. 225 ; 1990, pp. 198-199, 202-203, 219, 393-394. Lire la critique des limites épist (...)

62On peut à grands traits en tracer les évolutions. Le terme « internalisme » est en toute rigueur un mot « valise » car il masque des modes d’appréhension du progrès scientifique très contrastés. L’histoire des sciences fut longtemps traitée à partir d’une logique inductiviste ou falsificationniste, comme une narration d’une succession linéaire et cumulative de théories scientifiques (Chalmers : 1987). Cette classique représentation de l’histoire des sciences fut enrichie par des auteurs tels Imre Lakatos et Thomas Kuhn qui redéfinirent les théories en tant que structures et non plus comme des entités homogènes et hermétiques et réfléchirent sur les conditions de fonctionnement et d’enrichissement des théories pour l’un (soit le concept de programme de recherche à heuristique positive ou négative) et des conditions de passage ou de rupture d’une théorie à une autre pour le second (à l’aide de la notion de paradigme) (Kuhn : 1983 ; 1990, pp. 393-394).

Ces notions ont pour mérite de renouveler la problématique de l’histoire des sciences et de dépasser la simple interprétation cognitive de l’activité intellectuelle des savants pour s’intéresser au fonctionnement de la communauté scientifique pendant les périodes préparadigmatiques et d’activité de science normale (via les programmes de recherche de Lakatos par exemple) et durant les moments de crise ou de révolution scientifique.

Cette nécessaire ouverture de l’histoire des sciences vers une sociologie de la communauté scientifique et de la connaissance scientifique fut reconnue, quoique tardivement, par T. Kuhn comme consubstantielle de sa théorie, lequel en appela même, non sans réticence il est vrai, à une application de sa thèse aux sciences sociales, à un renouvellement des études du contexte intellectuel, social et économique propre à influencer la science pendant les périodes préparadigmatiques et de crise et par conséquent à... multiplier les recherches transdisciplinaires11 !

Pour mémoire, cet enrichissement de l’histoire des sciences fut également souhaité par un auteur comme K. Popper, pourtant jugé comme un épistémologue internaliste et objectiviste, lequel, à la suite de ses réflexions « vagabondes » en philosophie politique et en méthodologie des sciences sociales, en appela à une étude du caractère social et institutionnel de la connaissance scientifique :
« [...] Ni l’aridité, ni l’ancienneté d’un problème de science naturelle n’empêche la partialité et l’intérêt personnel de se mêler aux croyances du savant individuel et [...] si nous devions dépendre de son détachement, alors la science, même la science naturelle, serait tout à fait impossible. » (Popper : 1988, p. 195)

63Ainsi les considérations de ces deux auteurs de référence militent pour le passage entre les écoles internalistes et externalistes, pour l’élargissement disciplinaires des recherches, pour une fécondation croisée des recherches relatives aux systèmes techniques et scientifiques et au contexte économique, social, politique et intellectuel.

64Que la communauté scientifique et ses pratiques de travail fassent l’objet d’études sociologiques est aujourd’hui largement revendiqué par un sociologue de renom comme Pierre Bourdieu. Dans un article dédié aux travaux précurseurs dans ce domaine du sociologue américain Robert Merton, il précise :
« L’activité scientifique s’engendre dans la relation entre les dispositions réglées d’un habitus scientifique qui est pour une part le produit de l’incorporation de la nécessité immanente du champ scientifique et les contraintes structurales exercées par ce champ à un moment donné du temps. C’est dire que les contraintes épistémologiques, celles que dégagent ex post les traités de méthodologie, s’exercent au travers de contraintes sociales. » (Bourdieu : 1994, p. 96)

65La volonté de pratiquer une histoire globalisante et systémique est aujourd’hui défendue, outre B. Gille et F. Caron déjà cités, par des historiens et des sociologues aussi divers que Bruno Latour (1987), Georges Ménahem (1976), Serge Moscovici (1977), Jacques Roger (1982), Michel Serres (1989) ou Pierre Papon (1989). Ce dernier a par ailleurs proposé une modélisation particulièrement intéressante du système scientifique puisqu’il a défini trois niveaux de fonctionnement de l’activité scientifique subissant les pressions des autres composantes des systèmes techniques et socio-économiques (au plan de la création des théories ou concepts ; lors de l’élaboration des thèmes scientifiques de recherche ; dans le cadre du fonctionnement des institutions scientifiques).

66Cette représentation fine du système scientifique met en relief les points d’ancrage et les boucles de rétroaction potentielles entre l’histoire des sciences, l’histoire des idées, l’histoire sociale et politique. Étudier conjointement ces histoires permet de révéler ce « socle épistémologique », dont parla Michel Foucault, commun à une période et à des disciplines différentes. Cette méthodologie fut illustrée par la thèse de Jacques Roger lequel, par son étude de l’épistémologie des sciences de la vie du xviiie siècle, confronta « la philosophie des savants et la science des philosophes » (Roger : 1963). Cette histoire intégrant l’analyse du contexte intellectuel et socio-économique permet également d’instruire les polémiques « préparadigmatiques » ou les débats contingents des révolutions scientifiques. Enfin, elle est susceptible de nourrir les réflexions et les études relatives à la constitution des nouvelles disciplines scientifiques car, selon Georges Canguilhem, le transfert lexical et conceptuel ou l’élaboration d’une idéologie scientifique prélude à la normalisation d’une science :

« Une histoire des sciences qui traite une science dans son histoire comme une succession articulée de faits de vérité, n’a pas à se préoccuper des idéologies. On conçoit que les historiens de cette école abandonnent l’idéologie aux historiens des idées ou, au pire, aux philosophes. Une histoire des sciences qui traite une science dans son histoire comme une purification élaborée de normes de vérification ne peut pas ne pas s’occuper aussi des idéologies scientifiques. Ce que Gaston Bachelard distinguait comme histoire des sciences périmées et histoire des sciences sanctionnées doit être à la fois séparé et entrelacé. La sanction de vérité ou d’objectivité porte d’elle-même condamnation du périmé. Mais si ce qui doit plus tard être périmé ne s’offre pas d’abord à la sanction, la vérification n’a pas lieu de faire apparaître la vérité. » (Lecourt : 1972 ; Canguilhem : 1981(b), pp. 44-45)

12 Nous faisons ici référence aux travaux de Pierre Favre (1989) et plus particulièrement au chapitre(...)
67Deux exemples pourraient illustrer l’analyse de G. Canguilhem : d’une part le résumé des débats relatifs à l’anthroposociologie de Georges Vacher de Lapouge montre que la réfutation puis la condamnation de son darwinisme social et de ses méthodes de travail a permis à la jeune sociologie d’affiner sa propre méthodologie, ou encore l’étude synthétique de l’ensemble de la littérature sociopolitique, préscientifique et biologisante des années 1870 à 190012 démontre que des auteurs comme E. Acollas, A. Régnard, L. Donnat, Ch. Letourneau ou même G. Vacher de Lapouge ont préparé la voie à la science politique.
13 « “The contextual model” of scientific knowledge gives primary emphasis to analysing sciences as a (...)

68En conséquence, notre longue défense d’une conception externaliste « aménagée » de l’histoire des sciences visait à valider l’étude des corrélations et des rétroactions entre divers champs disciplinaires (histoire des sciences et des techniques, des idées et des idéologies, du contexte économique et social, sociologie de la connaissance, etc.) et in fine à prouver à l’aide d’un modèle théorique adéquat que l’étude du darwinisme social pouvait nourrir le débat relatif au développement des concepts scientifiques ou au fonctionnement d’une communauté scientifique. Notre démarche est au vrai peu originale puisque certains historiens des sciences et des idéologies scientifiques confrontés aux mêmes difficultés ont également proposé des modèles de recherches « systémiques »13