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Coût humain du néolibéralisme par Nicolas Bénies

lundi 23 juin 2008, par Amitié entre les peuples

Le monde qui a pris naissance après la chute du Mur de Berlin fonctionne en l’absence de balises, de règles clairement déterminées. L’incertitude est le maître mot de ce nouveau monde. Personne ne peut dire quel sera l’avenir de nos enfants. La génération qui a trente ans aujourd’hui n’atteindra jamais - toutes choses étant égales par ailleurs, s’empressent d’ajouter les économistes - le niveau de vie de la génération du « baby-boom » - celle qui commence à la fin de la seconde guerre mondiale. Le monde de ce temps là était devenu plus « certain ». Aujourd’hui, l’absence de futur rend le passé décomposé et ouvre la voie à une réécriture dont l’extrême droite et les intégrismes de toute sorte s’abreuvent. C’est le temps des « micro-identités » fantasmées. Le néolibéralisme se diffuse, provoquant le « repli sur soi » dans un environnement où les grandes utopies de construction d’une autre société ont disparu ou sont marginalisées.

Les néolibéraux contestent la notion même de coût humain. Ils ne raisonnent que sur le modèle de l’entreprise. Tout ce qui est bon pour la firme est bon pour l’économie. Les conséquences sociales de cette logique sont ignorées. Le coût social lui-même a disparu. Le chômage coûte cher à la société ? Qu’importe, du moment que l’entreprise augmente ses profits ! Ce raisonnement n’est guère remis en cause, sinon par le mouvement social ayant pris naissance lors de la grande mobilisation contre l’OMC à Seattle (novembre 1999). Là s’est exprimé un autre contenu de la mondialisation, celui des citoyennes et citoyens se battant pour une société plus juste et plus « humaine ». C’est un tournant.

Le retour du social ?

Pour les néolibéraux, le terrain social - et même citoyen - n’a pas de réalité. Il n’existe que des effets d’éviction du marché, qu’ils soient temporaires ou permanents. En découle le concept à la mode d’« employabilité » . Si un salarié ne trouve pas d’emploi, c’est de sa faute. Il est inemployable. Il n’a pas les qualifications ou, plus vague, les compétences requises. La charge de la preuve lui appartient. Il doit démontrer qu’il possède les capacités nécessaires pour occuper le poste de travail. Les responsabilités des patrons et des gouvernements s’estompent. Ils ne sont ni responsables, ni coupables.

Les sociologues américains sont allés le plus loin dans cette voie. Dans « The Bell Curve » - la courbe de Gauss, en cloche - les auteurs, Charles Murray et Richard Herrnstein, veulent démontrer que les pauvres sont pauvres parce qu’ils le veulent bien et parce que les politiques de lutte contre la pauvreté les maintiennent dans cet état. Au bout de quelque 800 pages, ils effectuent une corrélation entre la pauvreté et l’imbécillité, mesurée par le quotient intellectuel, le QI. La pauvreté, la division de la société en classe et en « races » - faux concept par excellence - aux Etats-Unis s’explique par l’absence d’intelligence. Il est donc vain, c’est leur conclusion, de vouloir lutter contre la pauvreté.

Cette école sociologique américaine n’a pas fini de faire des ravages. On en trouve des traces en Grande-Bretagne, dans la manière dont Tony Blair traite la question du chômage, en ne proposant d’allocation-chômage qu’aux chômeurs ayant déjà travaillé. Dans le même temps, il propose de supprimer en Europe les réglementations sociales qu’il juge destructrices d’emplois. Le Financial Times, une fois n’est pas coutume, a répondu en défenseur de la protection sociale, en critiquant la Commission européenne qui ne se préoccupe que des performances économiques.

En France, le MEDEF (nouveau nom du CNPF, organisation du grand patronat français) fait les propositions les plus extrêmes : il veut la fin du droit au travail, du droit à la Sécurité Sociale et en revenir au seul contrat de travail sans intervention de l’Etat, manière de présenter une absence totale de règles du jeu pour justifier le « toujours plus » patronal, toujours plus d’intensification du travail et toujours moins de protection du salarié.

Pourquoi parler de « coût humain » ?

Parler du coût humain du néolibéralisme, c’est donc déjà une prise de position théorique et pratique. C’est ne pas partager la croyance dans les vertus magiques des mécanismes du marché pour réaliser l’équilibre général. C’est considérer que le rôle des formes de la solidarité collective est plus important que l’augmentation du profit. Que la société fonctionne sur la base de valeurs collectives et non pas sur celle d’un individualisme niant l’individu en ne reconnaissant que le pouvoir de l’argent. Cette diffusion du néolibéralisme pervertissant tous les rapports humains explique la montée continue de la corruption qui pollue toute la sphère politique. Elle explique aussi la crise politique - il faudrait presque dire culturelle, dans le sens d’une crise de références - qui touche tous les gouvernements mettant en place des politiques d’austérité s’attaquant au plus grand nombre pour l’enrichissement d’une minorité.

Refuser de parler de coût humain conduit à réduire le monde à un champ d’affrontements économiques ne visant que le gain de parts de marché et, pour ce faire, la baisse du coût du travail et l’augmentation de la compétitivité des firmes. Ce nouveau modèle économique donne naissance à une nouvelle forme d’entreprise, l’entreprise néo-libérale dont les intérêts envahissent tous les domaines de la société. Les intérêts sociaux s’évanouissent. Le traité avorté de l’AMI (Accord Multilatéral sur les Investissements), discuté dans le plus grand secret au sein de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Economique réunissant les 29 pays les plus riches du monde), est là pour montrer le chemin que ces différents gouvernements veulent emprunter - et imposer aux autres pays - vers des formes ultimes de déréglementation. Avec ce traité, les gouvernements décidaient de donner tous les pouvoirs aux entreprises transnationales, en légitimant le profit comme seul critère opposable à toute loi ou décret. Ainsi, les transnationales pouvaient attaquer devant les juridictions un Etat coupable de réglementations défendant, par exemple, la santé publique, mais ayant comme conséquence des pertes pour une firme donnée.

Ce projet de traité a été dévoilé par les organisations citoyennes américaines, qui l’ont diffusé sur Internet et ainsi provoqué une réaction massive - citoyenne - devant ce déni de justice sociale et de volonté du secret. Mettre en pleine lumière ces clauses a suffit pour faire reculer, sous la pression des mobilisations, les gouvernements, notamment le gouvernement français. Ce besoin de secret est concomitant à l’ensemble de ces décisions, comme celles prises au sein de l’OMC. Aucun gouvernement ne veut rendre de compte à ses citoyens, ne veut se justifier de ses décisions posant à la fois des questions économiques, sociales et citoyennes. L’AMI n’est qu’endormi et se réveille dans le cadre de l’OMC. Les gouvernements y trouvent un intérêt paradoxal : se décharger de leurs responsabilités. Faut-il dès lors s’étonner du recul du politique ? De la désaffection des citoyens ? De la montée de l’abstentionnisme ? De la crise politique ? Pour le moment, les effets de Seattle ont provoqué une onde de choc obligeant l’ensemble des dirigeants du monde à s’intéresser aux citoyens, au moins en parole. Même Michael Moore, le secrétaire général de l’OMC, a reproché au FMI de refuser de considérer les conséquences sociales des politiques d’ajustement structurel.

Combattre la pauvreté ? Ou l’exclusion ?

La pauvreté est devenue un thème à la mode. Il n’est officiellement pas question de la combattre - les pauvres sont jugés trop nombreux et la pauvreté multiforme -, mais de l’accompagner pour que les pauvres acceptent leur situation. C’est le sens de toutes les lois contre l’exclusion - terme chewing gum, comme le souligne justement Serge Paugam dans « L’exclusion, état des savoirs » - consistant à créer un filet de sécurité minimum et à donner aux pauvres l’accès minimum aux services vitaux, comme l’eau, l’électricité ou le téléphone. Derrière se profile l’éclatement des services publics. Il est question de les ouvrir à la concurrence ou de faire pénétrer sur une grande échelle les critères du privé : privatisation ouverte - l’ouverture directe au marché - ou privatisation rampante - par une baisse des dépenses publiques obligeant les services publics à fonctionner sur des modalités de gestion contraire à leurs objectifs. Cette logique, en bafouant les droits de toutes et tous pour se limiter à des exceptions envers les plus pauvres, oblige à définir des seuils de revenus pour avoir droit à ces services. Or, ces « effets de seuil » sont facteurs de chaos social : ils peuvent se traduire par des choix de refus d’emploi, par peur de perdre le bénéfice de ces services gratuits. Le discours néolibéral se trouve ainsi en contradiction avec les faits.

L’augmentation progressive de la pauvreté s’explique par la permanence d’un chômage de masse qui oblige les salariés à accepter des conditions de travail, d’emploi et de salaires de plus en plus dégradées. Avec comme résultat un accroissement continu de la précarité. Cette précarité a d’abord touché les femmes, qui en sont encore les premières victimes. Mais plus seulement. Le temps partiel est par exemple passé en France de 7% de la population active (dont 86% de femmes) dans les années 80 à 15% (dont 80% de femmes) dans les années 90. C’est dire que la précarité touche plus les femmes, en chiffres absolus, mais que les hommes connaissent aussi le temps partiel. Le mouvement ouvrier, politique comme syndical, n’a pas su prendre en charge la défense des droits des femmes. C’est pourtant une question essentielle. Les droits des femmes dessinent les contours d’une autre société. Ce n’est pas par hasard si les intégrismes de tout poil centrent leurs attaques sur les femmes. Il est temps de comprendre la place centrale que doit prendre dans tout combat d’émancipation la défense et l’élargissement des droits des femmes.

Le temps partiel subi s’élargit, conduisant à la diffusion de la pauvreté. Désormais, en France comme dans les pays anglo-saxons, il est possible d’être pauvre en ayant un emploi. Les chiffres de la pauvreté sont utilisés pour diffuser une angoisse sociale vécue de manière individuelle par tous les salariés, qu’ils aient ou non un emploi. Cette angoisse a des effets économiques et sociaux. D’abord, elle explique la très forte consommation des médicaments divers et variés permettant de survivre dans ce type de société. Ensuite, elle se traduit par des contraintes de l’entreprise intériorisées par les salariés : il faut respecter les délais, il faut que l’entreprise soit compétitive, etc. La souffrance au travail en résulte. Toutes les études récentes réalisées en France soulignent cette nouvelle donne. Les salariés vont au travail même malades. Le ’juste à temps’ qui sévit dans la plupart des entreprises transforme le client en contremaître. Il faut satisfaire le client dans les temps, sinon l’entreprise perdra le marché. Si un salarié est absent, ce sont les autres qui verront leur charge de travail augmenter. Ainsi, le « taylorisme » reste l’organisation du travail dominante, malgré la troisième révolution technologique, permettant d’intensifier le travail. Cette intensification du travail, dans un contexte de guerre économique et de faible augmentation du marché final (la consommation) - ou même de diminution pour certains marchés - conduit à une spirale descendante, en ouvrant la porte à de nouvelles restructurations et à de nouvelles suppressions d’emplois, qui elles-mêmes se traduiront par une intensification renforcée pour les salariés restants. Ainsi, les conditions générales d’emploi et de travail se dégradent pour les salariés conservant un emploi, alors que le chômage de masse, le sous-emploi qu’est le travail à temps partiel et les emplois précaires se répandent. La violence dans les rapports de travail en découle.

Les mobilisations actuelles en France sur la réduction du temps de travail expriment ce refus de l’intensification. Elles peuvent être à l’origine d’un changement de la part des employeurs, prenant conscience qu’ils sont allés trop loin. De plus en plus, les cadres se trouvent entre le marteau de la direction et l’enclume des salariés et tombent malades eux aussi, de cette maladie sociale liée à la volonté continue de baisser le coût du travail.

Néolibéralisme liberticide

Dans le même temps, les restructurations continuelles, partant des Etats-Unis et se diffusant désormais à l’ensemble des pays capitalistes développés - les exemples français et italiens sont les plus récents -, se traduisent par des suppressions d’emplois, facteurs à leur tour d’angoisse sociale tuant dans l’œuf toute contestation ou revendication. La concentration du capital résulte de ces restructurations diffusant les politiques de baisse du coût du travail. Il est nécessaire pour toutes les firmes de satisfaire leurs actionnaires pour les conserver. D’autant que ces actionnaires sont de plus en plus des fonds de pension qui ne raisonnent que par rapport à leurs bénéfices à court terme. Sinon ils désertent, provoquant soit la baisse des cours d’une entreprise à la Bourse, soit, pour un pays, la chute de ses marchés financiers et la diffusion de la récession comme seule réponse possible à ce départ massif de capitaux.

Les causes de ce chômage de masse, et donc de cette pauvreté et de cette précarité qui se répandent dans tous les pays capitalistes développés, sont occultées. Le néolibéralisme est théoriquement et pratiquement - c’est un coût humain énorme - liberticide. Tous les modèles sociaux disparaissent du paysage :

 Le modèle social japonais de l’emploi à vie pour une partie des salariés - permettant une solidarité familiale - est remis en cause. Par exemple, le PDG de Sony, Nobuyuki Idéï, a non seulement annoncé début mars 1999 la fermeture d’une quinzaine d’usines dans le monde et la suppression de 17 000 emplois en quatre ans, mais aussi une métamorphose dans le modèle social avec l’abandon de l’emploi à vie et l’adoption du modèle néolibéral impliquant une « tyrannie de l’actionnaire ».

 Le modèle social allemand (le fameux « modèle rhénan » opposé au « modèle anglo-saxon » ), qui servait de référence à l’Union européenne, est en train de brûler de ses derniers feux. Oskar Lafontaine, l’ex-ministre des finances qui a démissionné le 11 mars 1999, semblait être l’un des derniers à le défendre en justifiant les revendications salariales des syndicalistes allemands. Ses références se trouvaient plus du côté de Keynes, qui a toujours pensé l’économie comme liée au social, que du côté des libéraux. La BCE - la banque centrale européenne -, répondant aux impératifs des marchés financiers, a fait pression pour s’en débarrasser et imposer au gouvernement Schröder une politique néolibérale classique. La guerre en Serbie est arrivée au bon moment pour permettre à Schröder de devenir président du SPD et d’imposer cette politique rompant avec son programme électoral. Celui-ci consistait à privilégier le partage des « fruits de la croissance » pour assurer le consensus social, ce qui passait par la satisfaction des revendications des salariés concernant à la fois la réduction du temps de travail et l’augmentation des salaires. Désormais, le discours et la pratique ont changé. Les patrons allemands veulent, comme tous les autres, diminuer drastiquement le coût du travail pour augmenter la compétitivité et gagner des parts de marché sur les concurrents, dans un environnement fortement marqué par la surproduction et donc la baisse des prix.

Ces « modèles sociaux » déstructurés ne sont pas remplacés. Le néolibéralisme n’en construit pas. Il détruit. C’est une des raisons du retour en force du passé mythifié pour remplir un présent qui manque d’avenir. Le « no future » dont tout le monde parle provient directement de ce néolibéralisme ambiant, incapable de construire un avenir. Pour oser une formule, notre présent n’est fait que d’un passé dépassé et fantasmé. Là encore, les partis d’extrême droite et les intégrismes s’installent sur ce créneau pour proposer le retour à un « âge d’or »... qui n’a jamais existé ! Ils sont les seuls à proposer du rêve... même s’il se transformera en cauchemar. Les autres partis n’osent plus. C’est une erreur. Les utopies sont structurantes des collectivités et jouent un rôle de prise de conscience des réalités, en donnant une chance d’y échapper.

Les critères du traité de Maastricht, repris dans le « Pacte de Stabilité et de Croissance » d’Amsterdam, conduisent à la fois à une politique d’austérité structurelle et à un possible éclatement de l’Union européenne. Les riches risquent de ne plus vouloir payer pour les pauvres. Ces critères, comme le démontre l’équipe d’économistes réunie autour de Jean-Paul Fitoussi dans leur premier « Rapport sur l’Etat de l’Union européenne », ne sont absolument pas coopératifs. Au contraire, ils représentent des forces centrifuges. Ce diagnostic est corroboré par Jacques Mazier dans « Les grandes économies européennes ». Il semble nécessaire d’avancer d’un pas dans la construction européenne, avec l’établissement d’un fédéralisme fiscal et d’une harmonisation sociale « par le haut » - c’est-à-dire pas au rabais et permettant l’émergence d’une réelle cohésion sociale européenne. Sinon, le lancement de l’euro ne se traduira pas par une avancée de la construction européenne, mais par de possibles crises provenant d’un sentiment national qui est loin d’avoir disparu. Les crises de l’Europe trouveront là, si rien n’est fait, une alimentation permanente, comme l’a indiqué le sommet du premier trimestre 1999 qui a failli achopper sur la baisse de la contribution allemande et sur la remise en cause de la PAC - la Politique Agricole Commune. Ce débat se poursuivra, puisqu’il est question de diminuer les fonds structurels vis-à-vis de l’Espagne et du Portugal, au profit des pays de l’Europe de l’Est. Ils étaient pourtant contreparties nécessaires à la politique d’austérité suivie par ces pays pour faire partie du premier cercle de la monnaie unique.

Toutes ces politiques d’austérité, de privatisations et de déréglementations sont justifiées par la mondialisation de l’économie et par la globalisation des marchés financiers. En bref, par la guerre économique.

La mondialisation ?

La mondialisation n’est pas aussi simple que son imagerie néolibérale le laisse penser. Le monde, celui de l’après guerre froide et de la coexistence pacifique, est un monde économiquement partagé en trois :

Les Etats-Unis dominent les deux Amériques - par le biais notamment de l’ALENA, l’Accord de Libre Echange Nord Américain signé avec le Canada et le Mexique - et construisent leur région. Ils ont tendance à se lancer à la conquête du monde, voulant démontrer qu’ils sont les seuls à pouvoir construire un nouvel ordre mondial - d’où les guerre du Golfe et de Serbie faisant passer l’Union européenne pour un nain politique. D’où également le refus américain de voir naître une défense européenne indépendante.

L’Allemagne s’installe comme puissance dominante en Europe, construisant sa propre zone incluant à la fois l’Europe de l’Ouest et celle de l’Est. Elle a tendance à se présenter comme la puissance économique et politique, faisant passer la France au second plan. Il n’est pas certain que la classe dirigeante française l’accepte facilement. Les crises européennes peuvent aussi se développer à partir de ce processus remettant en cause le partage des tâches du traité de Rome - à l’Allemagne revenait la puissance industrielle, à la France la place politique prépondérante. L’enjeu d’une plus grande intégration politique en Europe n’en est que décuplé.

Le Japon, malgré la récession qui sévit presque sans discontinuer depuis 1993, essaie lui aussi de construire sa zone, qui est celle qui a subi le plus frontalement le développement de la spéculation financière. Sa récession approfondit celle des autres pays de la zone, qui à leur tour empêchent le Japon de trouver des marchés extérieurs. La guerre économique s’exacerbe entre le Japon et les Etats-Unis. L’augmentation des exportations japonaises vers les Etats-Unis, grâce à la baisse du yen, accentuent le déficit de la balance commerciale américaine et se traduisent par un racisme anti-japonais important.

Chacune de ces trois zones pourrait s’« autonomiser » vis-à-vis des deux autres, la majorité des échanges d’un pays s’effectuant à l’intérieur de sa zone. C’est par exemple le cas pour les pays de l’Union européenne : chaque pays membre réalise les deux tiers de ses échanges avec les 14 autres, ce qui pourrait permettre - le conditionnel s’impose - des politiques de relance concertée, au lieu de ces politiques d’austérité minant un petit peu plus chaque jour la légitimité de la construction européenne elle-même, ouvrant ainsi la porte à des régressions d’importance. Dans ce monde là, le dollar affirme sa prééminence contre le yen et l’euro, comme résultat de la force retrouvée de l’économie américaine. Dans ce nouveau monde, les Etats-Unis ont une place de gendarme international, désormais accepté par la quasi-totalité des gouvernements du monde entier. Le voyage - l’un des derniers de sa présidence - de Clinton en Inde et au Pakistan (mars 2000) le démontre : il est voulu par les deux parties comme l’arbitre de leur guerre larvée. Les seuls marchés réellement internationalisés sont les marchés financiers, que tous les gouvernements ont successivement décidé de déréglementer. Ce fut, pour les pays de l’Europe de l’Ouest (de la CEE), le 1er juillet 1990, date où les marchés de capitaux ont été totalement libéralisés. Cette date a sonné le glas du contrôle des changes - contrôle des entrées et des sorties de devises - et marqué l’avènement de la convertibilité extérieure des monnaies européennes. Tous les gouvernements du monde ont suivi - par le biais de la signature du traité de Marrakech - à quelques exceptions près, dont l’Inde rejointe récemment par la Malaisie. Cette déréglementation à peu près générale explique le développement des mouvements de capitaux à court terme se déplaçant d’une place financière à une autre, en fonction des possibilités de prise de bénéfice ou des craintes dans l’avenir économique d’un pays ou d’une firme. Les opérateurs financiers ont tous les mêmes indicateurs évoluant au gré des contextes. Mais ils sont tous issus de la pensée unique néolibérale. En découle un comportement moutonnier qui accentue les hausses comme les baisses.

Dans le même temps, cette internationalisation induit un renversement. Dans le fonctionnement classique du mode de production capitaliste, la finance est au service de l’industrie. Elle a toujours existé. Elle permet d’accélérer la rotation du capital et donc d’augmenter le profit. Mais durant la crise - ou la transition, c’est selon - du régime d’accumulation, les relations entre finance et industrie se sont inversées. Désormais, c’est la finance qui dicte sa loi à l’industrie. Les économistes parlent de « financiarisation ». Elle accélère les restructurations. Il faut continuellement augmenter la plus value totale pour permettre le fonctionnement de cette sphère financière. Les restructurations succèdent aux restructurations pour répondre à cet impératif. L’investissement productif est le grand laissé pour compte. Il suppose un raisonnement à moyen terme que la sphère financière ne connaît plus. Le taux d’accumulation a tendance à faiblir. Du coup, il s’agit pour les capitalistes d’augmenter la plus value sous sa forme absolue. Ainsi s’explique l’intensification du travail. Cette « financiarisation » est aussi l’indication d’une crise non résolue du régime d’accumulation, de la forme de la création des richesses. Comme le « fordisme » avait été le régime d’accumulation des « trente glorieuses », le mode de production néocapitaliste a besoin d’en définir un nouveau pour renouer avec la croissance continue. Il est donc nécessaire de faire naître une nouvelle combinaison d’une norme de production, d’une norme de consommation et d’une nouvelle forme d’Etat adaptée.

La norme de production commence à se mettre en place via l’élargissement de la nouvelle révolution scientifique et technique, celle de l’informatique et de l’électronique. La chute du Nasdaq (et des autres « Nouveaux Marchés »), où sont cotées les valeurs de la dite « Nouvelle Economie » (les entreprises liées directement à l’Internet), pourrait permettre la poursuite de l’élargissement de cette révolution à l’ensemble des entreprises et des branches de production. Dans le même temps, cette chute montre les possibilités de crise économique et de retournement du « cycle des affaires » - les évolutions de la conjoncture - contenues dans l’internationalisation sans régulation des marchés financiers. Par contre, la nouvelle organisation du travail qui devrait remplacer le « taylorisme » a du mal à percer. Beaucoup d’espoirs avaient été mis dans le « toyotisme », espoirs qui se sont effondrés avec la récession qui a touché l’économie japonaise, liée à l’éclatement de la « bulle financière ». Depuis, les entreprises sont revenues classiquement au taylorisme, qui s’élargit aux secteurs des services grâce à l’informatique, avec une remontée du travail à domicile.

Du côté de la norme de consommation, les questions s’accumulent. Il faudrait trouver les voies et les moyens d’une augmentation continue du marché de vente final. La « Nouvelle Economie » en a besoin comme l’ancienne. Or, les politiques économiques - budgétaire comme monétaire - et les politiques d’entreprise se traduisent par la baisse du coût du travail, que ce soit le salaire direct ou le salaire indirect. La tendance est à la surproduction. A un moment, la production se trouvera face à un marché final en régression, comme ce fut le cas en 1993 pour le Japon et pour l’Allemagne. Pour le moment, l’économie américaine a résisté au choc de la crise d’Asie du Sud-Est de 1997-98 grâce à la politique monétaire intelligente d’Alan Greenspan - le président de la Banque de Réserve Fédérale Américaine - et à la croissance du marché final, s’expliquant par un « effet de richesse » dû à une hausse des cours de la Bourse justifiant l’envolée de l’endettement des ménages américains à hauteur d’un an de revenu. Les craintes d’un retournement brutal - d’un « crash landing » - trouve là sa source. Si les cours de la Bourse baissent brutalement, les ménages stopperont leur endettement et le marché final des ventes risque de s’effondrer, ouvrant la porte à une nouvelle récession (retournement du cycle court). Cette conjoncture - comme celle qu’ont connu les pays d’Asie du Sud-Est - montre la possibilité de crise que font courir des marchés financiers non réglementés. Elle indique aussi que le régime d’accumulation n’est pas encore totalement stabilisé. Enfin, la forme de l’Etat est profondément en crise, sans que de nouvelles formes apparaissent. L’Etat nation est remis en cause par la transformation de l’architecture du monde, qui appelle des modalités différentes de structuration. Cette crise se traduit par la crise de la politique devenue structurelle dans le capitalisme d’aujourd’hui. Le recul du droit - de la loi au profit du contrat - est à la fois un des symptômes et une des causes de cette crise. Comme l’écrit Alain Supiot, « Le trait commun de tous ces avatars du contrat est d’inscrire des personnes dans l’aire d’exercice du pouvoir d’autrui (...). L’essor de ces liens d’allégeance s’accompagne d’une transgression de notre distinction du public et du privé et d’une fragmentation de la figure du garant des pactes. Il faut donc se défaire des illusions du »tout contractuel« . Loin de désigner la victoire du contrat sur la loi, la »contractualisation de la société« est bien plutôt le symptôme de l’hybridation de la loi et du contrat et de la réactivation des manières féodales de tisser le lien social. » Et de conclure sur la nécessité de « maintenir solides les ficelles du droit, sans lesquelles ni l’Homme ni la société ne peuvent tenir debout. » Façon de dire que les politiques de recul du droit et de déréglementations sont grosses de retour vers un passé que l’on croyait dépassé.

La transition d’un régime d’accumulation à l’autre n’est pas terminée. Le capitalisme n’a pas encore trouvé de mode de régulation permettant de stabiliser sa forme de création de richesses. Pour le dire autrement, le monde de l’après guerre froide est encore à la recherche de règles du jeu. Cette crise du régime d’accumulation explique à la fois la place du néolibéralisme - selon lequel il faut détruire le régime ancien qui passe par la mise au rencard des modèles sociaux - et le développement du chômage de masse et de la pauvreté. Il faut comprendre ces mécanismes, ces lois de fonctionnement, pour déterminer les formes du combat à mener contre la pauvreté, contre le chômage et contre la précarité, véritable cancer déclaré au sein de nos démocraties dites « développées ».

février 2000


Voir en ligne : http://www.cadtm.org/spip.php?article193