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Contre la culture de la gestion - Aurélien BARRAU

lundi 16 mars 2020, par Amitié entre les peuples

Contre la culture de la gestion

C’est important la gestion. Comme l’administration, d’ailleurs. C’est important. Il faut bien que le système tourne. Que les rouages engrènent. Et, finalement, nos élites gèrent plutôt bien. Ça marche. Tout fonctionne presque correctement. Ici et là, des erreurs et des imperfections mais il faut reconnaître que les routes sont praticables, les prises électriques fournissent du courant, les écoles donnent des cours, les hôpitaux soignent les malades, la police arrête les voleurs … Ça marche.

Et voilà tout le sens des réformes en cours : faire en sorte que ça marche encore mieux. J’ai confiance en la compétence de ceux qui proposent ces évolutions. Ils sont probablement bien intentionnés, bien formés et bien renseignés. Mais ce n’est pas là le problème.

Il est vraisemblable que Parcoursup – la loi d’orientation et de sélection à l’Université – améliore la « réussite » suivant la manière dont elle est définie par le législateur. Mais qui interroge cette définition en elle-même ? Qui envisage un droit au tâtonnement, voire une dignité du tituber ? Plus fondamentalement : qui remarque que conformer efficacement les jeunes aux attentes du monde tel qu’il est pourrait se révéler moins raisonnable que de les aider à façonner le monde qu’ils désirent ?

Il est vraisemblable que les réformes de la SNCF en améliorent la « rentabilité » suivant la manière dont elle est économiquement définie. Il est même possible qu’il soit plus « égalitaire » de revoir le statut des cheminots. Mais qui remarque qu’il pourrait être plus judicieux de conférer aux autres citoyens la décence salariale associée à la sécurité de l’emploi plutôt que de tendre à généraliser une précarité anxiogène ? Qui interroge le rôle social et non seulement économique du réseau ferroviaire ? Qui demande non pas « ce qui marcherait le mieux » mais « ce qui autoriserait le plus de possibles » ?

Il est vraisemblable que la loi « asile et immigration » améliore quelques indicateurs chiffrés du ministère de l’Intérieur. Qu’elle lisse les statistiques et remonte la position de la France de quelques places dans les classements de l’efficacité managériale de l’immigration. Mais qui interroge le sens de cette essentialisation de la France éternelle ? Qui interroge l’ontologie de ces frontières qui laissent mourir ceux qui n’ont pas eu la chance de naître du bon coté ? Qui, plus que la « tolérance », choisit pour voir l’étrange étrangeté de l’étranger le prisme de la confiance ?

Il est vraisemblable que toutes les réformes systémiques de la fonction publique, de la justice, des services hospitaliers, de l’enseignement secondaire etc., fonctionnent correctement du point de vue des indicateurs qui les évalueront. Mais qui déconstruit la prétendue « objectivité » – si insidieuse qu’elle n’a pas même besoin de s’énoncer – de ces critères d’évaluation hautement idéologiques dans leur choix même ? Qui remet en cause la signification existentielle de cette vision ontiquement gestionnaire de l’État ?

Il est vraisemblable que les modifications éclair du code du travail permettent au chômage de baisser et soutiennent la croissance. C’est d’ailleurs le cas (faisons semblant d’ignorer le contexte international qui est la cause réelle). Mais qui interroge les conséquences dramatiques – et même létales – d’une croissance qu’on rêve sans fin dans un monde de taille finie ? Qui pense le sens et le ressenti d’activités professionnelles aux enjeux indéfinis et aux pérennités incertaines ?

Il est vraisemblable que les options sécuritaires déjouent certains actes de violence. Réjouissons-nous en. Mais qui pense la symbolique catastrophique du primat de la sécurité sur la liberté et, plus gravement encore, du piège que constituent ces mesures qui représentent le but évident de ceux dont elles entendent nous préserver ? Qui est autorisé à étudier la taxinomie même de la violence – et de sa sémantique – sans être immédiatement suspect parce qu’il (ou elle) ose suspendre l’évidence supposée avant d’agir ?

Il est vraisemblable que l’intervention quasi-militaire à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes conduise à un retour rapide à l’« ordre public ». Mais qui réfléchit au bien-fondé de cet « ordre » ? À sa supériorité, presque théologique, sur un éventuel chaos créatif ? Qui, au-delà du droit de « propriété » qui faisait ici défaut, conceptualise la nécessité vitale et hautement rationnelle d’explorer d’autres modes d’être ?

Il est vraisemblable que refuser la proposition d’une alternative végétarienne dans les écoles et l’installation de dispositifs de surveillance dans les abattoirs, comme les députés viennent de s’y employer, permette au système alimentaire actuel de se maintenir un peu plus longtemps sans troubler la bonne conscience du citoyen. Mais qui dénonce le drame éthique et écologique d’une industrie qui est incompatible avec la logique même qui tente de la légitimer ? Qui se souvient que la monstration est nécessaire à la décision ?

Il faut de bons administrateurs. Leur travail n’est ni vain ni méprisable. Mais de par la nature même de sa tâche, l’administrateur n’a ni vision, ni projet, ni velléité créative. Au sens propre et étymologique il n’existe pas.

Le combat le plus urgent, le plus radical, le plus essentiel parce qu’inutile, à mener aujourd’hui est donc bien celui de l’ek-sistence, comme l’écrit le philosophe Jean-Luc Nancy. Du droit à l’existence avec ce qu’elle comporte d’errances, de rebroussements, d’inflexions, de rêveries, d’erreurs, de latences, de déconstructions de reconstructions qui sont tout sauf des échecs.

Pour un droit à l’être-sur-la-marge.

Il ne s’agit plus de trouver la meilleure manière de gérer les affaires courantes d’un monde qui survit – nos politiques et grands patrons excellent à améliorer l’ordre en place –, il s’agit de le laisser respirer. Il s’agit de remplacer le masque à oxygène, dont le débit est minimaliste, par un grand bol d’air pur.

Comment en est-on arrivé à cette culture du chiffre, de la performance statistique, de l’adéquation à l’indicateur ? Elle est proprement débile (au sens littéral, c’est-à-dire manquant de force) et gangrène le sens comme l’efficace des gestes les plus élémentaires – ceux des commissariats de police comme ceux des services d’urgence des hôpitaux. Alors même que les praticiens comme les usagers sont, évidemment, parfaitement convaincus de sa stupidité et de sa dangerosité. Peu importe, aujourd’hui, le comment. Seule compte la possibilité d’extraction. Et elle ne viendra pas d’une recherche de l’amélioration de la performance au sein des trames de la matrice-monde en vigueur mais, précisément, d’une réflexion sur les attentes oubliées et les désirs refoulés. Il ne s’agit pas, pour paraphraser Deleuze, de construire un meilleur pont, mais d’oser sauter.

Naturellement, nombreux sont celles et ceux à répondre aux « qui » de cette brève tribune. La pensée n’est pas morte, la vie n’est pas oubliée, la mobilisation n’est pas étiolée. Mais il convient de prendre la mesure du piège : quand l’administration détient le pouvoir, c’est le contre-pouvoir qui détient la force vitale. Ils ne peuvent pas nous le voler, mais nous pouvons l’oublier. La responsabilité d’une marginalité assumée nous incombe pleinement.

Il ne suffit pas de transformer le chemin emprunté en autoroute – ce que la pensée managériale du monde met actuellement en œuvre –, il faut aussi imaginer tout l’espace environnant. Il est immense et presque vierge. L’arpenter sans le mutiler pourrait constituer le cœur du projet.

https://diacritik.com/2018/04/24/contre-la-culture-de-la-gestion/