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C.L.R. James : vers un matérialisme postcolonial par M Renault

dimanche 27 juillet 2014, par Amitié entre les peuples

C.L.R. James : vers un matérialisme postcolonial par Matthieu Renault

La critique de l’eurocentrisme est à renouveler. Pour certains, appliquer les concepts du marxisme au-delà des frontières de l’Europe est une condition suffisante pour réviser les attaches européennes de la théorie sociale. Pour d’autres, provincialiser l’Europe nécessite de renoncer à toute conceptualisation unitaire du capitalisme et des conflits qui se déploient en son sein. Matthieu Renault propose de changer les termes de ce débat en insistant sur l’originalité et l’importance du travail théorique de CLR James. Le marxisme caribéen de James offre une clé essentielle de la critique de l’eurocentrisme, que Matthieu Renault choisit d’examiner au prisme des notions de civilisation et de traduction.

1) De la critique postcoloniale… aux marxismes anticoloniaux

C. L. R. James était un trotskyste, et un marxiste tout au long de sa vie. Il aurait eu un fou rire si vous lui aviez présenté un texte des théoriciens postcoloniaux tardifs et lui aviez dit : “Ce sont vos enfants”. Il aurait eu un fou rire1.

Ces paroles sont extraites d’un entretien avec Vivek Chibber, auteur de Postcolonial Theory and the Specter of Capital, ouvrage publié au début de l’année 20132. Elles prolongent les arguments développés dans la conclusion du livre dans laquelle l’auteur s’oppose vigoureusement à la thèse qui gouverne l’ouvrage de Robert J. C. Young, Postcolonialism : An Historical Introduction (2001), à savoir que, quoi qu’opérant dans des conditions forts différentes de celles qui prévalaient en situation coloniale, la critique postcoloniale « prend son inspiration » et « incorpore l’héritage des traditions marxistes syncrétiques développées hors de l’Occident au cours des luttes anticoloniales »3. Autrement dit, pour Young, la critique postcoloniale est l’héritière en ligne directe de l’anticolonialisme, et plus particulièrement des marxismes anticoloniaux. Mais, dit Chibber, « la description de Young est totalement erronée ». Pourquoi ? Parce que les grandes figures de l’anticolonialisme, de Kwame Nkrumah à Amílcar Cabral, en passant par C. L. R. James, étaient fidèles à la « pensée humaniste et à l’éthique universelle » ; qu’elles qu’aient pu ensuite être les dérives et autres mésaventures des régimes post-coloniaux, ajoute Chibber, les théoriciens et dirigeants anticoloniaux — ils furent souvent l’un et l’autre à la fois —faisaient confiance à la science, à l’objectivité et à l’idée d’ « émancipation universelle » , lesquelles constituent au contraire la « cible privilégiée des critiques » émises dans le champ des études postcoloniales4.

La critique de Chibber est à maints égards bienvenue. Pour ne prendre qu’un exemple, il est en effet pour le moins problématique de faire des penseurs anticoloniaux des précurseurs de la déconstruction postmoderne-postcoloniale du grand récit européen de la modernité, alors qu’une très large partie d’entre eux, que ce soit par prédilection intellectuelle ou par nécessité politique et économique — mais peut-on réellement tracer une ligne de démarcation entre ces deux motifs ? —, étaient favorables à la mise en œuvre de politiques de modernisation dans les pays en voie de décolonisation. Cependant, tout en rejetant radicalement l’idée de la nécessité de construire un nouveau cadre théorique afin de rendre compte adéquatement des différences entre l’ « Orient » et l’ « Occident », Chibber ne révoque aucunement le projet postcolonial de « provincialisation de l’Europe ». S’opposant à la thèse de l’indéracinable eurocentrisme de Marx et de la théorie marxiste, qui est devenu un lieu commun dans toute une frange de la critique postcoloniale, Chibber affirme non sans provocation que « l’histoire de l’analyse marxienne au XXe siècle est l’histoire de […] la compréhension de la spécificité de l’Orient »5. Il donne alors quelques exemples : « La théorie de l’impérialisme et du “maillon le plus faible” de Lénine », « les travaux de Kautsky sur la question agraire », « la théorie de la Nouvelle démocratie de Mao », « les travaux de Cabral sur la voie révolutionnaire africaine » et, comme l’on pouvait s’y attendre, « la théorie du développement inégal et combiné de Trotsky »6.

Or, cette dernière est absolument centrale dans les écrits de C. L. R. James, et en particulier dans Les Jacobins noirs, devenu depuis un classique des études postcoloniales. Ainsi que l’écrit Grant Farred, l’histoire de la révolution haïtienne narrée par James est traversée par le « trope de la mobilité, du flux et du reflux des événements politiques »7 cher à Trotsky. Même après sa rupture définitive avec le trotskysme, James reste fidèle à l’idée du « privilège de l’arriération historique » développée par l’auteur de l’Histoire de la révolution russe8 (1930, publié en anglais en 1932). La « loi de la compensation historique » que James explicite dans ses Notes on Dialectics de 1948 ne peut manquer de faire écho à la loi du développement inégal et combiné :

La France politiquement arriéré a produit la Révolution Française. L’Allemagne économiquement et politiquement arriérée a produit la philosophie classique et le marxisme. La Russie frustrée a produit la grande littérature russe du XIXe siècle […] et le bolchévisme. […] Cette loi peut être appelée la loi de la compensation historique. Son importance est qu’en mettant au jour une réponse différée, elle projette dans le futur, et l’arriération est transformée, faisant de son arriération elle-même la dynamique de transition vers l’avant-gardisme. Quelle formule !9.

Cette conception du bond (leap), de la combinaison et de l’enchevêtrement —du « saut par-dessus les étapes historiques » dans les termes de Trotsky — contredit radicalement la critique rudimentaire, mais néanmoins très répandue au sein du champ postcolonial, de l’historicisme comme succession linéaire, progressive et nécessaire de stades historiques-économiques que chaque société aurait à parcourir.

Cependant, le problème de cette conception alternative de la « provincialisation de l’Europe » est qu’elle a déjà été débattue par des théoriciens postcoloniaux plus exigeants. Dans « A Small History of Subaltern Studies » — un texte qui est très largement utilisé par Chibber —, Dipesh Chakrabarty affirme que les « théories du “développement inégal” » — au sein desquelles il inclut sans aucun doute la théorie du développement inégal et combiné de Trotsky — peuvent tout au plus « moduler », et non dépasser, « la conception eurocentriste et étapiste de l’histoire »10. D’un point de vue postcolonial, le problème majeur réside en effet dans la reproduction de la notion d’arriération en tant que celle-ci repose sur la dichotomie moderne versus prémoderne, laquelle est de fait la cible privilégiée des critiques postcoloniales… et pas seulement de celles-ci. Dans son ouvrage Caliban’s Reason, Paget Henry, tout en nuançant l’idée que les « tendances eurocentriques » de James dériveraient immédiatement de son adoption de la théorie marxiste, n’en déclare pas moins ainsi que la pensée de James « reste empêtrée dans le discours européen de la modernité »11.

Il ne s’agira pas ici de s’engager dans un énième débat sur les méfaits de l’eurocentrisme, de distribuer les bons points en jugeant qui est eurocentriste et qui ne l’est pas ; il ne s’agit pas plus d’en appeler à une quelconque « réconciliation », à une synthèse qui ne pourrait manquer d’être artificielle, entre des positions « marxiste » et « postcoloniale » pré-données et opposées. L’enjeu est bien plutôt de reformuler les termes mêmes du débat qui oppose la critique postcoloniale à ses critiques, et tout particulièrement ses critiques marxistes, ce qui implique de poser à nouveaux frais deux questions dont les réponses ne devraient rien avoir d’évident : Que signifie eurocentrisme ? En quoi l’eurocentrisme est-il un problème ? Il est à cet égard particulièrement heuristique de porter une attention scrupuleuse aux marxismes-socialismes anticoloniaux dans la mesure où leur héritage, revendiqué par les deux (au moins) parties en conflit, constitue un véritable champ de bataille des débats et controverses contemporains ; ce qui implique à son tour de ne présupposer ni que ces marxismes ont préfiguré la critique postcoloniale, ni qu’ils ont simplement consisté à appliquer-adapter le(s) marxisme(s) européen(s) à des conditions particulières, non-européennes et coloniales

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