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Atelier pour l’autogestion 5 : L’autogestion, condition indispensable mais insuffisante de la transformation sociale - S Bouquin

dimanche 10 août 2008, par Amitié entre les peuples

FSE 2003 - Atelier pour l’autogestion

L’AUTOGESTION, CONDITION INDISPENSABLE MAIS INSUFFISANTE DE LA TRANSFORMATION SOCIALE
STÈPHEN BOUQUIN Maître de conférences en sociologie, Université Picardie Jules Verne

http://www.atelierspourlautogestion.org/

I. L’AUTOGESTION FACE AUX PROBLÉMES CONTEMPORAINS DU TRAVAIL, DE LA POLITIQUE, DE LA SOCIÉTÉ.

Sur les transformations du procès de travail, les institutions politiques et des formations sociales en général, je voudrais dire trois choses à partir du texte de Michel Fiant :

le travail salarié change mais il demeure une activité contrainte qui se déroule sous l’emprise du capital et qui permet une extorsion de survaleur. C’est là l’invariant. L’autogestion trouve certainement plus de point d’appui aujourd’hui que dans un procès de travail taylorien classique. (d’accord avec Michel Fiant sur ce point sauf sur travail « immatériel », mais ce n’est pas essentiel dans ce débat). En effet, la dissociation entre l’opération et l’opérateur (le salarié) se poursuit. Les machines tournent 24h sur 24h, les robots aussi, les systèmes de contrôle sont semi-automatisés tandis que les systèmes informatisés permettent d’organiser et de surveiller en temps réel l’ensemble du process productif. L’individu au travail n’est plus qu’un maillon d’une chaîne de valeur. Les impératifs techniques de la division du travail tendent à se réduire, laissant davantage de latitudes à une division sociale du travail dont la finalité est de subdiviser un salariat sociologiquement majoritaire. Cette division sociale prend la forme d’une segmentation horizontale et verticale : CDI, CDD, intérim mais aussi ethnicisation et division sexuelle du travail ; jeunes nomades et anciens sédentaires ou encore la division entre unités de production (grandes, petites, donneuses d’ordre et sous-traitantes). Dans les années 70, l’autogestion couronnait en quelque sorte l’alternative au travail taylorien qui défendait l’enrichissement des tâches de travail, la polyvalence et la reconnaissance des savoirs-faire ouvriers. Le management a su habilement récupérer cette revendication, en la limitant à l’atelier, au périmètre immédiat du travail. Le management participatif, les cercles de qualité et les méthodes post-tayloriennes furent « vendues » de cette manière. Le capital pilote la production par l’aval (le marché, le client) et par le truchement de la gouvernance d’entreprise qui permet d’orienter les décisions avec une prise de capital de 15% (les effets de « pyramides »). Dans certains cas, le capital serait même prêt à laisser les collectifs de travail se débrouiller sans management. Dans le projet un peu caricatural de l’entreprise sans usines, les usines sont externalisées et peuvent être des PME de type familiales, des coopératives de techniciens ou de chercheurs free-lance. Peu importe. Au vu du degré de socialisation du travail ( le « travailleur collectif » de Marx s’incarne dans la « chaîne de valeur »), la question qui apparaît en filigrane est donc bien la socialisation du capital et pas seulement l’autogestion de la forme-valeur du travail.

Pour résumer : l’autogestion est à la fois plus facile à partir du développement des forces productives (dont l’humain) et plus difficile comme pratique dissociée d’une transformation générale des rapports sociaux. J’illustre cela avec le fait suivant : tous les jours, Renault fait circuler 3000 poids lourds sur les autoroutes européennes pour acheminer non pas des pièces et des composants mais des voitures à destination des concessionnaires. Il est évident que ces 3000 poids lourds n’appartiennent pas à la même entreprise ... L’autogestion de l’une d’entre elles n’a donc pas de sens tant que demeure dominante la logique de maximalisation du profit. Elle peut seulement avoir un sens pour des entreprises produisant à petite échelle pour un marché local et devra donc signifier son caractère limité mais parfois exemplaire d’un autre mode de production.

La crise des institutions politiques.

Il s’agit d’une crise de la légitimité de l’Etat en tant que garant de l’intérêt général. Il s’agit donc de la crise d’une mystification ; y compris de « l’Etat providentiel » qui ne l’a jamais été pour les peuples colonisés ni pour les couches surexploitées (femmes, immigrés) et qui cessait très vite de l’être dès que les enjeux socio-politiques ne le rendait plus utile (fin de la bipolarisation est-ouest). Cette crise est désormais manifeste mais prend plusieurs visages : abstention massive, explosions sociales mais sans suite, atomisation et repli communautaire. L’Etat répond aux revendications sociales par la responsabilisation des individus et de la « société civile » (auquel les entreprises ou le capital ne feraient plus partie). Les droits sociaux tendent à devenir conditionnels, dépendant du comportement « civique » de l’individu (pas de droits sans obligations/devoirs). L’idéologie communautariste développée notamment par Amitaï Etzioni (USA) répond au problème que le néo-libéralisme ne sait pas résoudre, à savoir une société de marché ne peut pas tenir ensemble. Mais la solution d’Etzioni est régressive : la reconnaissance de toutes sortes de communautés doit répondre au besoin d’identités collectives, de lien social. C’est la problématique de Durkheim, d’installer par en-haut une solidarité là où l’anomie se développe. Ces communautés sont donc à la fois dépolitisées, dissociées de la représentation politique (le quartier, l’église, le club de loisirs) tandis que les communautés essentialisées (la communautés gay et lesbienne, afro-américaine, latino, etc. peut prétendre à une voix au chapitre mais sous forme de lobbying et de consultation). Fait significatif : la démocratie pour les communautariens, c’est permettre à ces communautés de prendre en charge une partie des tâches d’entretien du quartier, du bloc de logements sociaux, de la voirie, etc. Dès lors que les besoins de financement restent hors du champ de la délibération, le budget participatif servira à impliquer et associer ces communautés à la gestion de la pénurie et l’autogestion de la pauvreté. On comprend mieux pourquoi les experts de la Banque Mondiale à se prononcent pour l’utilisation de la méthode de Porto Alegre comme partie intégrante de la méthode de « gourvernance ouverte ».

Les formations sociales
Je ne reprendrai pas dans ce dernier point abordé par Michel Fiant, la question du sujet historique, de la classe salariée mais plutôt un des traits majeurs de l’évolution des formations sociales capitalistes, des centres impérialistes comme de la périphérie. Je pense ici à la polarisation sociale qui se hisse à des niveaux jamais égalés auparavant. Cette polarisation se traduit d’abord sur le plan territorial avec le développement de friches industrielles de la taille de régions entières, une désertification sociale y compris dans les pays du centre, et donc des populations reléguées dans la catégorie des surnuméraires. Cette polarisation, c’est aussi un exode rural massif avec une croissance explosive des villes de pays du tiers monde. Les quelques îlots de prospérité sont noyés dans un océan de misère. On connaît le tableau, il ressemble fort au bouleversement social que nous avons connu en Europe au XIXe siècle. Mais aujourd’hui, il touche toutes les parties du globe dont chaque partie devient plus interdépendante de l’autre. Les millions de personnes peuvent voir de leurs propres yeux, tant dans les pays où l’économie s’est affaissée (Argentine) que dans les pays ou le capital se retire pour implanter ailleurs que sa logique systémique est contraire au bien-être de la majorité sociale. Ce constat est à la base d’une prise de conscience massive qui débouchera immanquablement sur une critique du système et pas seulement de ses méfaits. Mais cette critique ne peut se limiter à l’autogestion de la précarité, de la pénurie, à une économie sociale gérant les restes tombant de la table du grand festin ! En d’autres mots, la terre peut-elle tourner autour de deux soleils à la fois ? Non, la question est donc : comment frapper jusqu’au cœur du système ?

II - PROCESSUS CUMULATIF ET IMPORTANCE DE LA RUPTURE RÉVOLUTIONNAIRE

En suivant le raisonnement de Michel Fiant, on serait tenté de croire que l’autogestion se trouverait au bout de deux chemins qui convergent : d’une part, nous avons le chemin des évolutions techniques et sociales, des rapport sociaux, d’autre part, celui des aspirations à l’auto-détermination présentes dans les mobilisations sociales. La jonction entre le possible et le nécessaire n’est certainement pas acquis d’avance, Michel Fiant n’est pas sans doute partisan de ce fatalisme historique. Même si elle ne doit pas y commencer, la jonction doit se conclure sur des terres non-capitalistes, faute de quoi, l’autogestion aboutit à l’auto-exploitation. Cela étant, dans l’optique développé par lui, on ne voit plus très bien où se situe de point de basculement entre l’accumulation d’expériences, notamment au travers les luttes, leur auto-organisation démocratique au sein de syndicats ou de collectifs, et l’expropriation des expropriateurs, des capitalistes. Point de rupture ni de révolution. « l’autogestion, dans sa génèse comme dans son développement, c’est une praxis » nous dit Michel Fiant. Je veux bien, exit le grand soir, mais alors, sans césure, où est encore le tempo ? Croire que « l’autogestion serait le moyen de sa propre généralisation », c’est très sympathique par rapport aux opprimés et aux exploités, qui n’auraient plus besoin d’un parti-guide, ce parti d’avant-garde d’abord pédagogue du prolétariat puis ensuite dictateur sur ce prolétariat. Mais dire cela, c’est aussi sous-estimer l’adversaire et croire qu’il se laissera déshabiller petit à petit. Je caricature, mais je ne sais pas lire le texte de Michel Fiant autrement que de cette façon : d’abord on lui enlève ses chaussures dans certaines usines, puis dans on lui enlève ses chaussettes dans d’autres filiales, puis on lui attache les pieds par le contrôle du système bancaire, et pendant ce temps-là, ses mains continuent à faire comme avant, notre adversaire continue à siffloter en comptant ses billets tout en gardant ses yeux rivés sur l’écran où défilent les résultats boursiers de l’étranger. On ne saurait supposer résolu un problème qui ne l’est jamais spontanément : la contre-offensive, la contre-révolution. Bref, l’autogestion ne se suffit pas. Je prendrai trois exemples pour en faire la démonstration certes un peu rapide. En même temps, ces trois exemples montrent aussi que l’autogestion, le contrôle ouvrier sur la production n’exigent pas forcément un degré de développement culturel ou technologique extraordinaire et qu’il devrait donc aujourd’hui être admis que l’on ne saurai en faire l’économie, à aucun niveau du processus de résistance et de mobilisation.

L’autogestion peut apparaître, même dans une société semi-féodale

De 1945 à 1947, le Japon traverse une crise de régime. La classe ouvrière s’organise, le nombres de syndiqués passe de quasiment zéro en 1945 à 4,8 millions en trois ans. Les premiers mois après la défaite, le capital (les Zaibatsu) mène une grève de l’investissement, mettant en panne le système de production et de distribution. Face à cette grève du capital, des conseils ouvriers relancent la production dans nombre de secteurs ? Les premiers à le faire sont les travailleurs de la presse, se servant d’un quotidien pour d’emblée diffuser et propager cette méthode de lutte. Les tactiques de contrôle ouvrier sont repris à peu près partout. Les collectifs de travailleurs maîtrisent et déterminent dans une large mesure les conditions de travail, les cadences et dans certains cas, les choix de production. Dans la chimie, les collectifs décident de réorienter la production sur les engrais. En effet, la pénurie alimentaire menace et conduit à la constitution d’un Conseil Démocratique Alimentaire organisant l’approvisionnement sur une base locale et régionale avec 1,5 millions de volontaires. Le premier mai 1946, deux millions de personnes manifestent. L’autorité américaine décide alors de frapper vite et fort : sous son impulsion, le gouvernement applique 1). une réforme agraire rendant l’accès aux terres possibles à l’ensemble des serfs et coupe ainsi l’herbe sous les pieds de la base sociale du PC ; 2). elle reconnaît le fait syndical en entreprise mais organise la scission de la nouvelle fédération Sanbetsu en faveur de syndicats d’entreprise ; 3) des élections sont rapidement organisées ne laissant pas le temps aux forces de gauche de se constituer une base suffisamment organisée (SD 18%, PC 3,8%) ; 4) elle réprime massivement les associations et structures qui portant la vague ouvrière ; 5). Dès les années 50, le MITI élabore une philosophie managériale basée sur des cercles de qualité, sur la responsabilisation de petites unités productives par rapport aux tâches de contrôle qualité et maintenance.

Le management n’a donc pas attendu la publication de l’ouvrage de Boltanski et Chiapello pour organiser la récupération de la contestation, l’absorption de la démarche autogestionnaire dans une optique néo-corporatiste ...

L’autogestion soluble dans l’idéologie :l’Iran en 1979-1980.

En 1979, lors de la révolution iranienne, la production sous contrôle ouvrier des raffineries de pétrole n’a pas empêché le processus thermidorien de s’achever très rapidement. Les pratiques autogestionnaires furent simplement « islamisés », intégrés dans le nouveau régime de la République islamique avec son économie « islamique ». La guerre fut, de façon bien classique aussi, le moment où ce processus thermidorien pouvait s’achever via la ferveur patriotique tandis que sur le front arrière, la répression touchait des milliers de militants de gauche et une division traditionnelle du travail était de retour pour assurer une production maximale. Cette expérience historique démontre aussi que les pratiques d’autogestion furent solubles dans la théorie étapiste stalinienne selon laquelle la révolution est « d’abord » anti-impérialiste, ce qui implique une alliance avec les forces de la bourgeoisie nationaliste, et seulement lorsque la première étape sera achevée, la révolution pourra devenir socialiste. En Iran, pour le Tudeh (PC) il y avait même trois étapes, d’abord le renversement du Chah, en alliance y compris avec des courants monarchistes, puis nationale-démocratique, en alliance avec les courants bourgeois et religieux. Puis seulement bien après, l’étape populaire-démocratique. Outre le Tudeh, les Fedayins et les Moujahedins reconnaissaient également le gouvernement nommé par Khomeini et le clergé chiite. Par conséquent, les shoras (conseils ouvriers) d’Abadan et de Téhéran tout comme les paysans occupant collectivement les terres, étaient tiraillés entre la sainte-alliance anti-imperialiste et le rejet des bandes armées islamistes pasdarans qui venaient islamiser l’autogestion.

L’autogestion ne porte pas le coup de grâce (Venezuela)

Au Venezuela, le coup manqué du 12 avril 2002 contre Chavez a été suivi d’une vague d’occupations d’usine. En décembre 2002, le lock-out patronal touche en particulier le PDVSA, compagnie pétrolière réalisant 75% des exportations du pays et fournissant 50% des revenus de l’Etat. On, le sait, la campagne de sabotage patronal, que les médias français ont présenté comme une « grève générale » contre le « régime autoritaire » de Chavez, a été mise en échec par une mobilisation massive de la population vénézuélienne, et notamment des travailleurs du secteur pétrolier. Ce sont eux qui ont réparé ou remplacé les installations sabordées par les directeurs et les techniciens hauts gradés de l’industrie. Dans toutes les raffinerie, les travailleurs ont occupé les lieux et, d’une façon organisée et méthodique, ont rétabli le fonctionnement normal des installations. Ceci a été accompli sous le contrôle démocratique des salariés eux-mêmes et sous la direction de leurs représentants directs, élus et révocables à tout moment. La PDVSA est la cinquième entreprise industrielle du continent latino-américain et figure parmi les cinquante entreprises les plus importantes au monde. Son fonctionnement implique une technologie très moderne. L’expérience du contrôle ouvrier au Venezuela indique le moyen par lequel on pourrait sortir du chaos économique et de la régression sociale qu’impose le capitalisme aux peuples du monde entier. Un an plus tard, Chavez a « nettoyé » la PDVSA en licenciant 12 000 directeurs et techniciens saboteurs, mais il cherche à les remplacer par une autre structure hiérarchique proche de celle qui existait auparavant. Cette politique ne peut qu’affaiblir le processus révolutionnaire en cours alors que l’expérience du contrôle ouvrier pendant le lock-out patronal a démontré que les salariés n’ont nullement besoin d’une caste de gérants imposés de l’extérieur. Les méthodes de gestion démocratique et socialiste utilisées pour contrer la campagne de sabotage devraient être légalisées et étendu aux autres branches du secteur public. Mais le jeu équilibriste de Chavez ne peut durer éternellement. Aucun compromis avec la réaction n’est possible. A deux reprises, les masses ont repoussé la menace réactionnaire. Tôt ou tard, la classe capitaliste tentera de repasser à l’offensive. Déjà, les propriétaires terriens conservent leurs terres et leur pouvoir, les entrepreneurs continuent à saboter l’économie. Les grandes familles accumulent les dollars dans les banques étrangères, la pauvreté reste importante et le chômage se développe. Si la lutte actuelle n’aboutit pas à un changement améliorant le quotidien pour des millions de gens, une lassitude s’installera et les éléments les plus radicaux se trouveront isolés. La réaction pourra alors reprendre le dessus.

Conclusion :

On pourrait répéter les exemples démontrant que le processus autogestionnaire, aussi large et massif qu’il ait pu être dans ces conditions données, n’a pas permis de combler les manquements ou de surmonter les erreurs politiques. Dans les deux cas cités, le Japon et l’Iran, la mobilisation insurrectionnelle ou révolutionnaire n’a pas abouti. A nouveau, cette question se pose avec acuité au Venezuela.

Ce qui pose la double question, celle d’une force politique ou du parti et celle du pouvoir, ou de l’Etat. Je ne ferai qu’effleurer cette vaste problématique en disant qu’il ne s’agit pas de livrer ici un plaidoyer pour la caricature du parti léniniste d’avant garde mais de souligner l’importance d’une force politique révolutionnaire et de masse, respectant la démocratie au sein de ce mouvement social réel et force de proposition en son sein et sur l’Etat, qu’il faut à la fois, à chaque moment, porter à son point le plus avancé la mobilisation, en faveur d’un changement de régime, avec certainement des formes transitoires - un nouveau gouvernement s’appuyant sur et appuyé par le mouvement social - puis, à partir d’une situation de double pouvoir, agir à partir de nouvelles institutions émergeant du mouvement qui s’appuient sur ces mobilisations et dont les décisions demeurent contrôlés par lui.